Mes amis imaginaires, d’hier à aujourd’hui

Par Journal Accès

Chronique estivale

Daniel Giguère – J’avais 5 ou 6 ans, je crois. Nous habitions, ma famille et moi, un appartement au troisième étage d’un triplex, à Montréal. C’était juste en face du 7068 rue Saint-Denis, là où Claude Jasmin a fait évoluer les personnages de La petite patrie dans les années 70. Le quartier qui m’a vu grandir, et pour lequel je garde un attachement profond. Oui, un enfant du bitume et des ruelles. Vous n’avez pas connu? Allez, ne vous en faites pas. La campagne a aussi son charme.

Le soir, quand je prenais mon bain, j’appelais mon ami imaginaire, qui sortait aussitôt de sa cachette. Il montait alors sur la baignoire, trempait ses pieds dans l’eau, puis je lui parlais de ma journée, et il me racontait la sienne. Des bricoles d’enfants. Rien de bien sérieux. À cet âge, les filles n’étaient pas encore un sujet de conversation.
Mon ami était du type bavard. Tout l’intéressait et il parlait souvent plus que moi, mais il lui arrivait aussi de rester silencieux. J’avais beau l’appeler, il refusait de se montrer.
« Tu boudes? » lui demandais-je avec un peu d’inquiétude.
Au bout d’un moment, je l’entendais me dire qu’il n’avait pas envie de parler, que c’était difficile des fois, et puis que je ne comprendrais pas. C’est vrai qu’à force de vivre dans les murs d’une maison, on finit par entendre des choses, enfin j’imagine.
Alors, je prenais mon bain en silence, puis en sortant, je lui souhaitais bonne nuit. Sur un ton un peu bougon, il marmonnait un genre de « bonne nuit à toi aussi. » J’étais content. À cette époque, c’était pas mal mon seul ami.
Et maintenant? J’ai d’autres amis imaginaires, oui, mais ceux-là sont faits d’encre et de papier. Des personnages qui me tiennent compagnie depuis si longtemps que je connais presque tout de leur vie.
Il y a Mado, par exemple, pour qui j’ai de l’affection, quoi qu’elle en pense. Elle est concierge d’un vieil immeuble de cinq étages dans le quartier Centre-Sud. La pauvre vit son petit enfer personnel depuis qu’on a dû condamner l’ascenseur parce que les risques d’une chute au fond du puits sont devenus trop importants quand l’un des câbles activant le mécanisme a cédé précisément au moment où Mado commençait sa pénible ascension, comme elle le fait chaque mois pour la collecte des loyers. Prisonnière dans la petite cage entre le deuxième et le troisième étage, elle avait hurlé pendant des heures avant qu’on vienne enfin à son secours. Plusieurs locataires l’avaient entendu crier, mais par indifférence ou simple méchanceté, ils n’avaient rien fait. Je sais, ce n’est pas très gentil, mais elle le méritait quand même un peu, si vous saviez…
Je pense aussi à Thérèse. Elle a 72 ou 73 ans, je ne sais plus. Elle adore marcher dans le quartier et ne sort jamais sans son vieil imperméable mauve volé au bazar du coin (elle confit son secret à tout le monde en pouffant de rire, comme une gamine trop heureuse de son mauvais coup). Son équilibre psychologique est pourtant fragile. Son regard brumeux et ses brusques éclats de rire quand elle est seule offrent un avant-goût d’une folie en gestation. Ces temps-ci, elle a pris la curieuse habitude de glisser un quartier d’orange dans sa bouche pour y faire baigner ses gencives endolories. Thérèse croit aux vertus de la vitamine C pour guérir une gingivite qui menace à tout moment de lui déchausser pour de bon ses quelques dents encore debout. Je m’inquiète pour elle. J’ai l’impression que le mal s’attaque maintenant au cerveau.
Je vous glisse aussi quelques mots à propos de Léon, mais là, c’est plus délicat. Il est propriétaire d’un snack-bar sur la rue Ontario et sert des repas du matin au soir. On dit qu’il fait les meilleurs cheeseburgers du coin. Et ses frites sont fameuses aussi. Son secret? Il n’en a pas. Il change son huile à friture le moins souvent possible, c’est tout. Le reste est une affaire d’habitudes. Pourtant, les choses ne vont pas très bien. On vient tout juste de lui diagnostiquer un cancer. Il a prévu l’annoncer à sa fille en l’invitant à son casse-croûte. Mais les jours passent, et elle ne vient toujours pas. Léon n’est pas vraiment surpris, même si ça lui brise le cœur. Fanny le déteste depuis l’adolescence, mais il n’a jamais vraiment su pourquoi.
Des amis imaginaires, j’ai dit? Ouais, peut-être pas tant que ça quand on y pense, mais bon, c’est une autre histoire, et je vous en reparlerai peut-être si l’occasion se présente.
Une excellente fin d’été à vous!

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