Borderline

Par jean-marc

Saisissant!

On se demande comment certaines personnes se donnent un semblant d’équili­bre mental tellement le milieu dont elles sont issues est pourri. C’est ce genre de réflexion que provoque Borderline, le film de Lyne Charlebois, inspiré de deux romans de Marie-Sissi Labrèche.

Je vous écris cela et je sais de quoi je parle. J’ai moi-même vécu et fait un enfant avec une femme qui a ce qu’on décrit comme une «personnalité borderline». Les cuites magistrales et le syndrome de la persécution, je connais. J’ai vu. J’en ai beaucoup souffert. Car les gens qui sont atteints de ce genre de désordre mental ne sont pas faciles à vivre. Imaginez lorsque vous partagez leur quotidien…

Certains s’en sortent. C’est peut-être le cas du personnage de Kiki (Isabelle Blais). Pour en arriver à ce constat, la réalisatrice livre, par moult bribes et flashbacks adroitement agencés, le récit de la vie de cette femme peu ordinaire. Car Kiki est née dans une famille **disfonctionnelle. Le père a vite levé les voiles. On serait tenté de le comprendre sans l’excuser: la mère (Sylvie Drapeau) est schizophrène. Elle finira d’ailleurs ses jours dans un institut psychiatrique, complètement coupée de la réalité. Kiki se retrouve rapidement chez sa grand-mère (Angèle Coutu). Cette dernière l’élèvera avec les moyens du bord. Ce qui n’est pas peu dire: mémé est déterminée mais aussi paranoïaque. Et elle habite un taudis dans le sud-ouest de Montréal. Pas exactement le quartier le plus riche de la métropole (avant que ne se construisent les condos du canal Lachine). La jeune fille arrivera à l’âge adulte non sans mal mais pas complètement détruite. Cela dit, son existence s’est transformée en une longue quête. Celle de l’écriture. Celle, aussi, de l’amour et de l’affection. Deux quêtes extrêmement difficiles, par moments insurmontables.

Car Kiki est incapable d’amour. Proba­ble­ment parce qu’elle ne sait plus comment se brancher sur ses propres sentiments. S’est-elle repliée sur elle-même à cause d’une enfance difficile? Les psys sont mieux placés que moi pour comprendre. Toujours est-il que pour aimer, elle se donne complètement. Elle offre son corps mais pas son âme. Elle baise donc à tour de bras. Et s’enfile des cuites magistrales.

Bref, Kiki endort son mal et cherche l’amour de la mauvaise façon. Malgré la présence de certains hommes qui ne refuseraient pas de lui donner ce qu’elle cherche tant: un véritable amour. Mais Kiki repousse ces prétendants, bouleversée par la peur de l’enga­gement. Une fille blessée, je vous dis.

Lyne Charlebois a réalisé des vidéoclips à la chaîne ainsi que des pubs. Une dure école. Mais la meilleure. Elle maîtrise la technique à la perfection et ça paraît. Le film est brillamment tourné. Photographie, son, éclairages, prises de vue, agencement des plans, récit, tout est mené de main de maître. La direction d’acteurs est à la hauteur. Les trois femmes sur lequel s’appuie principalement ce récit prenant et bouleversant jouent avec un talent certain.

Il est toujours difficile pour une femme de vieillir au cinéma. Autrefois, on n’offrait pas de rôle aux femmes «mûres». On ne voyait que les jeunes à l’écran. Car le cinéma est un art mais aussi un divertissement. On vend du rêve. Et les vieilles femmes ne font pas rêver. Mais, depuis quelques années, les rôles de femmes âgées se multiplient. Qu’on pense à cette Geneviève Bujold ridée dans «La Turbulence des fluides». Ici, Angèle Coutu est incroyable de vérité.

Sylvie Drapeau, qui hérite d’un rôle ingrat, est tout aussi bouleversante. Ses regards de femme folle passeront à l’histoire du cinéma québécois. Drapeau est reconnue comme une de nos plus grandes comédiennes au théâtre. On ne la voit pas assez au grand écran. La réalisatrice a su con­vaincre un des grands comédiens français de jouer dans son film le rôle du prof de littérature. Jean-Hugues Anglade fait ici preuve d’un détachement rarement vu pour les comédiens mâles. Un rôle doux et absolument sans pudeur. Le Charles IX de la Reine Margot incarne ici un mentor pour cette Kiki qui cherche encore sa voix d’écrivain. Mais aussi un amant déchiré entre une vie rangée et une passion finalement inatteignable.

Enfin, Isabelle Blais offre un de ces grands rôles qui marquent une carrière. Le genre de prestation qui révèle la portée de son incroyable talent. Elle ne joue pas Kiki. Elle est Kiki. Avec un tel scénario, qui la pousse à livrer toutes sortes d’émotions, du rire aux larmes, en passant par le désespoir et de grands moments de bonheur ou de soûlerie (Dieu qu’il est difficile de jouer les gens imbibés sans avoir l’air faux, ce que Blais ne fait pas), impossible de ne pas s’incliner devant une telle prestation.

La jeune comédienne n’incarne pas une beauté plastique selon les canons de notre époque.

Mais de la voir complètement nue, parfois au milieu d’une foule, constitue de véritables moments forts de notre cinéma. Voilà un rôle très difficile. Lorsque l’on sait que les tournages sont interminables, qu’il faut souvent reprendre les plans plusieurs fois, le fait de jouer nue certaines scènes très intimes constitue parfois un tour de force. Mais, ici, le personnage imaginé par la cinéaste ne fait pas que baiser. Elle se livre totalement aux aléas de son existence et au vague à l’âme de cette fille blessée, qui cherche à recoller les morceaux d’une vie presque détruite à l’enfance.

Borderline est le meilleur film que j’ai vu cette année et depuis longtemps.

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