Je me souviendrai
Vœu pieux ou prémonition ? Peut-être qu’au fond, la question devrait ressembler à… vais-je me souvenir ?
Clin d’œil à cette devise, celle-là même qui a remplacé la très colonisée « Belle province » sur les plaques de nos voitures américanisées. Je me souviens… de quoi exactement ?
Rappelons que c’est Eugène-Étienne Taché, l’architecte du Parlement de Québec, qui a élaboré et fait graver ladite devise sur le mythique édifice, dont l’architecture est inspirée du Louvre. Beaucoup d’encre a coulé sur la signification de cet énoncé, mais comme nous le rappelle l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française, c’est en fait très simple : « Je me souviens » est né d’une initiative personnelle de Taché, avec l’intention « d’inviter les Québécois de toutes origines, à se rappeler de leur histoire. » Point.
Ce qui a coulé ensuite relève de l’interprétation… ou de l’appropriation, c’est selon ! Notons au passage que Taché est le fils d’un ancien premier ministre (Étienne-Paschal), qui est à l’origine de la Confédération… et initialement impliqué en tant que leader régional dans le mouvement des Patriotes – rien que ça !
Parlant des Patriotes, dont on vient tout juste de souligner la mémoire, ces dernières semaines m’ont vraiment surpris ; ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu parler de loi 101, ou encore de Constitution. J’ai l’impression que ça fait aussi un bail que l’on parle des autres, à un tel point que des générations entières sont en train d’oublier ce que signifie le « nous » – pourtant – connaître et valoriser le nous permet de mieux s’intéresser et accueillir le « vous », tout en aplatissant la courbe de la xénophobie et en cultivant la tolérance.
Je me souviendrai aussi (peut-être) d’un temps…
Où le « nous » a été planétaire, le temps qu’un virus nommé « réveillez-vous » nous rappelle notre dénominateur commun, et lève le voile sur notre collective fragilité.
Un temps où j’étais condamné à être confiné, où les seules sorties autorisées me conviaient à faire la queue pour acheter mes patates en chantant « lavez lavez ». Un temps où je pensais que le monde allait basculer, avec comme fond d’écran l’atrocité des scènes, où mourir seul sans respirateur était devenu réalité. Un temps où j’ai eu de nouveau 13 ans, où j’avais l’obligation d’être à la maison avant 20 h, ordre de papa ou maman.
Je tenterai de me rappeler…
… que j’ai appris à manier l’aiguille et la machine à coudre, afin de confectionner des couvre-visages des plus stylés – même qu’en dernier, Jean-Paul Gauthier pouvait aller se rhabiller !
… que je suis devenu boulanger et que j’ai combattu dans les tranchées afin de trouver farine et levure, parfois pour me nourrir, souvent pour publier mes clichés !
… que les « vagues » n’étaient jadis associées qu’à des palmiers.
… que j’ai perdu de vue des amitiés, à force d’être dans la constante virtualité.
… que je me suis ankylosé, à force de ne pas pouvoir m’entraîner et pratiquer des sports groupés.
… que je n’ai pu accompagner des personnes chères jusqu’à leur finale tranquillité, faute de pouvoir se rassembler.
Vais-je me souvenir que la légèreté de partager un repas entre amis peut rapide-ment passer d’un acquis à un privilège tragiquement révoqué ? Qu’ultimement, la vie telle qu’on la connaît peut invariablement et du jour au lendemain basculer ? C’est aussi tout ça, « je me souviendrai ».
À l’aube de la transition entre déconfiture et déconfinement puissent ces évènements rester gravés dans nos mémoires, et briller chaque fois que l’on revisitera notre devise. Ayons la décence d’apprécier avec dignité, et de ne jamais oublier – je vous souhaite un bon début d’été.