Maman et les CHSLD
Jean-Claude Tremblay – Elle s’appelle Karine (non fictif), elle travaille en CHSLD et est atteinte du COVID-19. Épuisée et en arrêt de travail forcé, elle m’a contacté pour me raconter les horreurs qu’elle a vues (et vécues) dans les dernières semaines. Résidents n’ayant pas été nourris toute une journée, draps saturés, couches souillées, cris et gémissements qui font sursauter.
Bref, tous les éléments requis pour vivre un traumatisme bien senti, un duquel Karine, comme plusieurs de ses collègues, peineront à se relever. Quel sera le legs de ce pseudo « 11 septembre 2001 » sur nos aînés et la collectivité ? Il faudra manifestement être patients avant de pouvoir penser nos plaies des suites de cet héritage, causé par un terroriste invisible, toujours actif, et lourdement armé.
Empathie et nostalgie
C’est avec beaucoup d’émotions et un (très) inconfortable sentiment d’impuissance que j’écoute Karine raconter son histoire. Évidemment, j’essaie d’être empathique et réconfortant, mais hormis ma modeste offrande de compassion, je ne peux lui enlever sa peine, ni la lourdeur des sons et des images qui l’accompagnera le reste de son parcours.
Ce que je n’ai jamais dit à Karine, c’est que sa peine me ramène à la mienne, car je reconnais cette douleur, avec sa couleur noir charbon, et son odeur d’extrême-onction. Cette souffrance, c’est celle qui m’a habité tout au long du fastidieux périple de ma propre mère, « barouettée » de résidence en résidence, dépossédée de sa dignité, par un système public qui l’a âprement laissé tomber. Ces images-chocs, j’en ai vu personnellement plusieurs, et c’était bien avant la crise, alors je ne peux qu’imaginer avec horreur, l’ampleur et la vélocité qu’elles ont prises.
J’ignore si ma mère, dans toute sa « folie en quatre », aurait vraiment réalisé la gravité de ce qui se passait si elle avait vécu cette traversée du désert. Parfois, je me dis que c’est peut-être mieux qu’elle soit partie, avant que ce mal planétaire ne frappe son funeste coup de circuit.
En même temps, j’aimerais encore avoir le privilège de lui parler au téléphone, et ultimement, de la prendre dans mes bras, de la consoler et de la rassurer aux sorties de cette crise. Je fais juste imaginer ses yeux mouillés et émerveillés à l’idée de retrouver (enfin) ses petits-enfants adorés… mais ça fait malheureusement partie des spectacles que la vie a décidé d’annuler.
Entre espoir et lucidité
Avec tout ça, j’ai un profond sentiment de solidarité envers tous les êtres chers confinés en CHSLD, et leurs familles troublées. Une chose contribue à me rassurer : tant qu’il y aura des Karine au cœur d’or et à la bienveillance aiguisée, il y aura de l’espoir pour les plus vulnérables de notre société.
À l’image de nos aïeuls, ma mère était une battante. Si elle avait été lucide et présentement en résidence, elle aurait voulu que toute cette atrocité serve à quelque chose.
Même si rien ne va lui redonner la décence ni celle que plusieurs (actuels) résidents du système se sont fait voler, cette situation doit mener à une profonde réforme, et à une auto-évaluation de nos priorités. Le vrai « test des valeurs », c’est nous qui allons devoir le passer.