Anthropologie du désespoir

Par Frédérique David

Me voici plongée, comme de nombreux parents d’étudiants, dans cette course folle pour dénicher un logement pour ma fille. Inévitablement, lorsqu’on grandit dans les Laurentides, on s’exile vers la ville pour étudier. Si c’est Sherbrooke, Québec ou Trois-Rivières, on vient de prendre une avance dans le parcours du combattant. Mais si c’est Montréal, on doit s’attendre au pire. J’ai eu le jackpot! Et le pire est loin encore de ce que j’imaginais!

On a d’abord eu le droit à une visite libre pour un appartement trop cher éloigné du centre-ville. On s’est retrouvés entassés dans un escalier étroit. On était plus de 50 en ligne. Des familles avec des enfants. Des bébés dans des coquilles. Des couples, des étudiants, des personnes âgées. Tout le monde patientait dans l’étroitesse de cette situation qui nous rendait tous inconfortables. On se plaquait au mur pour laisser descendre ceux qui ressortaient du logement. Un voisin a ouvert sa porte pour constater qu’il aurait du mal à sortir de chez lui. Il a lancé à l’agente immobilière « vous faites encore une visite aujourd’hui? ». Il y en avait donc eu une autre dans la semaine? Combien de visiteurs leur fallait-il pour les satisfaire? Combien de centaines à qui faire subir cette épreuve? Parce que quand t’es là, dans l’escalier à attendre, tu sais que tu n’as aucune chance parce que ton dossier ne sera jamais aussi parfait, aussi reluisant que certains candidats. Ma fille voulait faire demi-tour en arrivant. Je lui ai dit que ce serait une expérience anthropologique. Et là, dans l’escalier à attendre, je me demandais pourquoi même les enfants étaient silencieux. Je me disais que ce devait être ainsi, pendant la guerre, quand ma grand-mère allait chercher sa ration de nourriture avec mon père dans ses bras. Comment en étions-nous arrivés là? Pour un appartement trop cher anyway! Qui, parmi les personnes entassées dans cet escalier étroit, arriverait réellement à payer 1500$ par mois, sans aucun service? Allaient-ils s’entasser à 5 dans un 2 chambres pour y arriver ou prendre 3 jobs et y laisser leur santé? J’ai regardé la dame devant moi sans pouvoir contenir un « ça ne va pas! ». Elle m’a simplement répondu « on n’a pas le choix », avant d’enlever ses souliers pour entrer dans l’appartement qu’elle n’obtiendra pas plus que ma fille.

On s’est déplacées ainsi pour visiter des appartements toujours trop chers, toujours trop éloignés, accueillies par des propriétaires ou des agents peu accueillants. Le sourire blasé, certains ne nous donnaient aucun formulaire à compléter, aucun numéro à appeler quand on se disait intéressées. Est-ce que c’est une enveloppe brune qu’ils attendaient?

Escroquerie en série

Ma fille me reproche d’être trop méfiante. Comment ne pas l’être quand on s’aperçoit qu’un appartement sur trois annoncé est un piège? Certains n’existent même pas! Quand on manifeste notre intérêt, on reçoit une visite par vidéo. Quand on insiste pour le voir, c’est le silence radio. Quand on pose trop de questions, l’annonce disparaît. Et que dire des profils des vendeurs, qui sont indéniablement de faux profils. Ils s’appellent Cécile ou Nathalie. Ils n’ont aucun ami Facebook. Une simple photo de leur couple lors d’un souper en amoureux dans le sud. Ça donne confiance. Ça ressemble à toutes nos « petites vies ». Ils te donnent une adresse courriel de type cricri@gmail pour poursuivre la conversation, pour qu’il n’y ait pas de traces de l’argent cash qu’ils vont te demander à la signature du bail. Puis leur profil Facebook disparaît. L’annonce aussi. Il en va ainsi.

Certains moins méfiants t’envoient leur questionnaire sur Messenger. J’ai fait croire que l’appartement serait pour ma fille et moi, histoire de voir si nous aurions plus de chance que deux étudiantes. Une propriétaire m’a demandé mon salaire, mon emploi, mon pointage de crédit. Jusque là, ça allait. Puis est venue la question de trop. « Quel âge a votre fille? ». Je n’ai pas répondu à celle-ci. J’ai perdu ma chance pour cet autre appartement trop cher et trop éloigné, mais j’ai écrit à la propriétaire à la suite de sa non-réponse. « Dois-je en déduire que je ne réponds pas à vos critères très sélectifs? Que si ma fille a 4 ans, vous allez en déduire qu’elle sera trop bruyante et que si elle a 18 vous allez penser qu’elle fera le party? Quelle est la bonne réponse à donner pour espérer obtenir une réponse positive de votre part? »

Je n’ose pas imaginer ce que vivent les mères monoparentales qui travaillent au salaire minimum, les familles immigrées, les personnes âgées dont le revenu de retraite n’a pas bougé malgré l’inflation. Je peux vivre avec la hausse des loyers, parce que c’est la game dans laquelle on est tous embarqués. Mais toutes ces fraudes, toutes ces humiliations, tous ces questionnaires discriminatoires qui vont à l’encontre de la Charte des droits et libertés de la personne, je ne peux pas! Le Québec est-il vraiment devenu cette jungle de malhonnêteté, de discrimination et d’opprobe? Comment en est-on arrivé là?

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