D'eux
es deux tours. C’était le 11 septembre, il y a eu sept ans cette semaine. Com-me pour la mort de JFK, tout le mon-de se souviendra toujours. L’influence sur le travail des artistes, ces visionnaires au «front éclairé» (Victor Hugo, décrivant la «Fonction du poète»), a commencé dès l’année suivante. Au-delà des manifestations culturelles spécifiquement ratta-chées à l’événement, c’est le traitement artistique inconscient qui est le plus fascinant à observer.
Le cinéma américain est remarquable pour ce faire. Soderbergh, Cronenberg, Lynch et son intellectualisme obscur… ce sont-là, bien entendu, des artistes qui «perçoivent» avec beaucoup d’acuité et de justesse. Ils nous en ont donné de foudroyants exemples, de cette acuité, et bien avant le 11 septembre. Prenez le premier (Steven Soderbergh). Dans son maintenant célèbre Sex, Lies and Videotapes, l’anti-héros (James Spader) ne fout rien dans la vie. Sinon pas grand chose: il parcourt l’Amérique, filmant avec son caméscope (de première ou seconde génération) des femmes «ordinaires» parlant de leur vie sexuelle. Et c’est tout. Plus le récit avance, plus l’on constate qu’il est incapable de se lier véritablement à l’Autre (autrement que par vidéo interposée), paniqué qu’il est à l’idée d’avoir la moindre influence sur la vie d’autrui. Le récit avance encore, et une nouvelle révélation: il est impuissant sexuellement quand il se trouve en présence d’une autre personne (ce qui laisse supposer que sa vie sexuelle se déroule en face du téléviseur sur lequel il se passe et se repasse ses enregistrements). Ce qui ne fut jamais dit au sujet de ce film, c’est que vous avez-là, parfaitement préfiguré, l’un des plus grands enjeux de la fin du dernier millénaire: la venue d’Internet, le médium qui s’insinue entre les êtres. Qui peut instruire, qui peut détruire. Vous avez la virtualité. La technologie qui lie et délie, qui dit et se dédit du même mouvement numérique. Le film Sex, Lies and Videotapes est sorti en 1989. Personne alors ne surfait sur le web. Un artiste, c’est cela. C’est Soderbergh et Sex Lies and Videotapes qui, des années avant, annonce. Puis, il y a les cinéastes qui «interprètent» la réalité, renvoyant l’image que s’en font, même inconsciemment, leurs contemporains. Clint Eastwood a réalisé, d’après un roman de Michael Connely, le film Blood Work (il y interprète aussi le personnage principal). Qui incarne mieux une certaine Amérique que Clint Eastwood, ce cow-boy hollywoodien? Voyons ici son analyse non-avouée du choc post-11 septembre… Dans ce film, Eastwood est Terry, un agent du FBI à la retraite qui vient de se faire greffer un coeur et pourchasse l’assassin de sa donneuse d’organe. «Ne le cache pas, Terry, montre-moi ton cœur», lui glisse celle qui l’encourage à poursuivre l’assassin. Et l’assassin en question est Jasper, alias Buddy, interprété par Jeff Daniels. Le spectateur découvrira que celui-ci vivait en fait très près de Eastwood, sur son territoire. Tiens-tiens-tiens… L’une des dernières paroles du tueur sera: «Je veux que tout recommence. Tu sais, cette bataille entre le Bien et le Mal.» Ce qu’il y a de plus fascinant encore, c’est que l’assassin a tué sciemment la donneuse d’organe, afin que l’ex-agent du FBI, armé d’un nouveau coeur, se mette à ses trousses. Et, en effet, il retrouvera, à travers son opération et cette chasse, une raison d’exister. Comme les États-Unis avec l’après-11 septembre et cette traque débridée du terrorisme? «Un accident, c’est le destin. Un crime, c’est le Mal», dira aussi Eastwood dans Blood Work (littéralement «Le Travail du sang», traduit pourtant par «Créance de sang» pour les francophones). Un accident, c’est aussi l’effet de la nature. Une chose contre laquelle on ne peut rien, qui est inéluctable. Intéressante, cette opposition entre accident et crime. Lors de la guerre menée par George Bush, père de W, contre Saddam Hussein en 1991, la principale opération militaire avait été baptisée Desert Storm (Tempête du désert)… quelle belle idée! En effet, comment peut-on éviter une catastrophe naturelle? Rien à faire, qu’à l’affronter. Une façon de faire passer l’idée de la guerre plus facilement à ses compatriotes. La virtualité de la guerre a atteint des sommets avec l’idée du jeu de cartes des Irakiens du régime Hussein recherchés, idée élaborée sous W pour l’actuelle guerre qui n’en finit plus. La guerre contre l’Irak? C’est le destin. Le crime, le Mal, ce sont les tours qui tombent. La guerre contre l’Irak? Rien de plus qu’un jeu, n’ayez crainte. Et puis, l’on a du coeur, vous savez… Être en désaccord ou non avec cette guerre, là n’est pas la question. C’est la façon de la vendre encore sept ans après que l’on devrait interroger.