Les Invincibles?

Par Éric-Olivier Dallard

Les imbéciles…

«Regardez-vous», clamait le slogan d’une télévision d’ici il y a quelques années.

D’accord, je nous regarde, oui nous, les trentenaires avancés, par le hublot cathodique. Nous sommes, quoi?, la génération X, Y?… Tiens!, baptisons-nous la «génération L», «L» pour «Loosers». C’est l’image que me renvoient de moi-même les «miens» mis en scène dans Les Invincibles et La Galère: nous sommes le pire de la génération du loisir («loisir», autre définition possible de l’acronyme «génération L»?) Nous sommes un désoeuvrement de l’esprit sans fin, avec tout ce qui naît avec lui, et en premier lieu cette fierté imbécile de ce même désoeuvrement et ses dérives, que l’on revendique en chantant, que l’on porte comme une fleur à la boutonnière, que l’on scande dans le vide bruyant qui nous entoure et que nous fabriquons en série, battant l’air de nos paumes entrouvertes.

Nous sommes l’incarnation du «déclin de l’empire américain».

Les permières semaines des Invincibles et de la Galère nous ont offert, pour chacune des deux émissions:
– un abandon d’enfant: dans Les Invincibles, le bébé abandonné près du trottoir dans sa poussette par Carlos le temps qu’il aille discuter, dans l’appart’ d’en face, avec ses potes; dans La Galère, l’ado de Stéphanie, abandonné (définitivement) par son père;
– une scène de fellation spontanée: dans Les Invincibles, P-A pathétique, cherchant à s’offrir à lui-même son meilleur profil devant son miroir, avec à ses pieds la belle d’un blind-date, de laquelle il dira, juste dans la scène d’après, qu’elle lui a fait «redécouvrir le sentiment amoureux» (ben oui!!!); dans La Galère, Mimi, spécialiste en plomberie, et ses remerciements «très appuyés» à son plombier.

En résumé: pour les cons, le cul prend le pas sur la filiation. Que nos enfants se le tiennent pour dit: pour un con, la queue montre le Nord. Pas étonnant que nous le perdions si souvent!

Josée, dans son Espace griffé, parle de «génération F»… «F pour “Fuckée”», écrit-elle. «F pour “Fuck”» seulement serais-je tenté de dire. Fuck comme dans baiser. Certainement pas «F» pour «Famille».

Le cul a toujours précédé la famille, d’accord, c’est dans l’ordre biologique des choses (…) Mais il la précède aujourd’hui dans l’ordre de nos priorités, même une fois que «l’enfant paraît». Il y a là un je-m’en-foutisme tragique, un après-moi-le-déluge qui assèche tout. Françoise Dolto doit se sentir bien triste…

Un autre truc que traduit aussi notre télé à propos de nous, et qu’avait préfiguré Arcand et son Déclin de l’empire américain dans cette scène de l’arrivée des femmes, rejoignant les hommes, au chalet (deux armées bien distinctes, s’avançant l’une vers l’autre d’un pas militaire): la scission finale des sexes, qui s’inscrit d’ailleurs dans la tendance lourde à tout prendre à la légère, à ne plus faire d’effort pour aller à la rencontre de l’Autre (ou bien à n’y aller qu’en bande, rassurante, de son sexe, de son espèce).

D’Horloge biologique aux Invincibles, en passant par JackAss et Viva la Bam (vous pouvez en mettre tant que vous voulez, n’avez qu’à regarder les palmarès des fictions les plus populaires).

Sur Horloge biologique, j’avais déjà écrit: «La solidarité masculine ne naît pas de blagues grasses, dans un vestiaire de hockey. La véritable virilité est ailleurs que dans une virée au bar de danseuses, en troupeau, entre mecs.»

J’y souscris toujours.

Je ne dis pas que nous devrions changer le monde; il s’en charge très bien tout seul.

Simplement je me demande s’il n’y aurait pas un juste milieu (un milieu juste), qui épargnerait à nos tombes cette épitaphe, un peu lamentable, qu’Ardisson a mise en sous-titre à sa biographie et que Josée détourne et réécrit avec plus de vie dans sa chronique: «On n’a pas changé le monde, mais on s’est bien amusés».

La grimace de Dédé

Au début du mois, la «Fondation André Dédé Fortin» présentait au Spectrum un spectacle-bénéfice pour soutenir les initiatives de prévention du suicide au Québec.

Pour l’anniversaire du suicide de Dédé Fortin, chaque année plusieurs journalistes y vont de leur interprétation du geste de l’homme. Des reportages cherchent à trouver «la faille» dans la vie de Dédé, font des recoupements… Un bouquin a même un jour été écrit.

Ce texte de Thomas Bernhard, auteur cioranesque, exprime ma vérité sur cette mort inexplicable et trop expliquée:
«Au milieu de la représentation

par exemple au milieu de l’aria de la vengeance

s’arrêter de chanter

laisser tomber les bras

ignorer l’orchestre

ignorer les partenaires

ignorer le public

tout ignorer

rester là

et ne rien faire

et tout regarder fixement

regarder fixement vous comprenez

brusquement tirer la langue.»

Dédé Fortin, il n’ignorait rien des ignominies. C’est peut-être cela qui…

Dédé Fortin, il a tiré la langue, dans une grimace formidable adressée au grand cirque.

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