Je suis bougon mais je me soigne
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CHRONIQUE
Par DANIEL GIGUÈRE
Il me semble que c’était en février, ou peut-être en mars. Il faisait froid, ça, je m’en souviens. Quelques mois plus tôt, ma femme avait gagné des billets pour assister au spectacle d’un humoriste dont je n’avais jamais entendu parler. En tout cas son nom ne me disait rien, mais paraît qu’il a une émission à la télé où il conduit un taxi et donne de l’argent, enfin quelque chose du genre. Mais comme je ne regarde pas la télé…
La salle était pleine. Des gens de tous les âges, de la jeune vingtaine aux vieux grognons dans mon genre. À ma gauche, une dame endimanchée pour les grandes soirées, un peu trop parfumée d’ailleurs, jouait avec un gros bracelet plaqué or en attendant le comique. J’ai failli lui dire qu’on n’était pas là pour voir Michel Louvain, mais bon, puisqu’on allait être voisins pendant une heure ou deux, j’ai pensé que les civilités, ça commençait par rester poli et se la fermer.
Devant nous, un petit couple tout juste sorti de l’adolescence prenait des selfies pour passer le temps. Ils se bécotaient un peu et assez timidement. Ça m’a rappelé notre toute première rencontre, à ma femme et moi. On était allé voir Kramer contre Kramer. Elle avait pleuré, évidemment. Toutes les filles pleuraient. Moi, je trouvais le père un peu mauviette, mais c’était dans l’air du temps.
À l’époque, on fabriquait à la tonne des hommes rose bonbon, avec une concentration de sucre à vous rendre diabétique.
Les lumières se sont enfin éteintes dans la salle de spectacle. L’humoriste avait son fan-club. Fallait entendre les applaudissements sitôt qu’il a mis les pieds sur scène. Les blagues de mononcle, les histoires en bas de la ceinture, les anecdotes sur les sites pornos, tout y passait. La salle se bidonnait.
Moi ? Je n’ai pas ri une seule fois. Peut-être une petite craquelure aux coins des lèvres à un moment donné, mais si furtive qu’elle n’a même pas eu le temps de figer une ride de plus à ma gueule de marabout. Pourtant, j’étais rempli de bonne volonté, je vous assure! Tant qu’à sortir ma vieille Gertrude du banc de neige, elle qui supporte mal l’hiver nordique, je me disais que j’allais au moins faire preuve de bonne foi en m’ouvrant aux subtilités d’un humoriste en rodage dans les Pays-d’en-Haut.
Ma femme aussi s’est ennuyée, je tiens à vous le préciser. Elle en a eu assez de l’entendre « ploguer » son émission télé (une autre si j’ai bien compris) toutes les dix minutes. Indulgence oblige, j’aurais pu lui rappeler que la culture, c’est comme la confiture. Et visiblement, côté culture, le gars étendait la sienne du mieux qu’il pouvait.
Ma voisine de gauche, elle, s’est régalée toute la soirée. Elle faisait d’ailleurs de bien curieux bruits de gorge en riant, comme si elle se gargarisait de ces blagues d’un niveau qui m’échappait totalement.
« Papy fait de la résistance ? » me disais-je pour paraphraser un film français alors que tout le monde autour de nous applaudissait frénétiquement à la fin du spectacle.
D’abord je ne suis pas Papy, malgré mon âge, et ensuite je ne résistais absolument pas au doux plaisir de la rigolade. Même que j’étais là pour étrenner une rate qui, je vous l’accorde, est presque neuve tant elle ne se dilate pas souvent. Mais voilà, j’ai des airs de famille avec ce bon vieux Fredricksen, du film Là-haut. Bougon et cultivé. Curieux mélange, mais j’assume.
Gertrude a toussoté un bon moment tandis qu’on reprenait la route quelques minutes plus tard. Comme si elle m’en voulait encore de l’avoir sortie à une température pareille. « C’était bon, au moins, votre spectacle? » m’aurait-elle demandé si elle avait pu.
J’ai allumé la radio, mis la chaufferette au maximum. On a enfilé les kilomètres en silence, mais je me suis dit en roulant que je ferais peut-être mieux la prochaine fois. Après tout, mon humour à moi aussi est en rodage, suffit d’un peu de pratique. Et puis, il m’arrive de sourire. C’est déjà ça.