Entre détresse et allégresse, le grand fossé

Par Frédérique David

Dans une épicerie cette semaine, j’ai vu des gens remplir leurs paniers de boîtes de conserve. Des ragoûts de boulettes à 44 cents la boîte, une vraie aubaine! Et moi de m’imaginer manger cette chose que je n’ose qualifier de nourriture, jour après jour, boîte après boîte. Faudrait qu’on soit en temps de guerre. Peut-être en est-on arrivé là?

Observer les gens dans les épiceries, ça donne un aperçu assez juste de la situation. Depuis quelque temps, je les vois errer dans les allées, le panier presque vide, à la recherche d’une aubaine. Cette semaine, une femme avec un chou au fond du panier a passé de longues minutes devant les biscuits soda, sans doute à calculer le meilleur rapport quantité-prix. La qualité a pris le bord, c’est certain ! On cherche à se nourrir, pas à se maintenir en santé. Et lâchez-moi avec votre panier bleu !

L’appel à l’aide des banques alimentaires

La situation est telle que le regroupement des Banques alimentaires du Québec vient de réclamer au gouvernement 18 M$ pour répondre aux besoins jusqu’à la fin du mois de mars. Plus tôt cette année, 24 M$ avaient été demandés et le regroupement avait obtenu 6 M$ en juillet. Trois mois plus tard, tout a été dépensé.

Les files d’attente ne cessent de s’allonger devant les organismes qui distribuent des denrées au Québec. Tous enregistrent des niveaux record de demandes. Certains ont même commencé à refuser des familles ! En 2019, 500 000 Québécois fréquentaient chaque mois des banques alimentaires. Le nombre est passé à 671 000 l’an dernier et il continue de grimper, inflation oblige.

En 2022, les prix des aliments ont augmenté de 11 % au Québec, soit la plus forte hausse au Canada, et ils n’ont pas fini d’augmenter. Jumelés à la hausse des taux hypothécaires et des loyers, on se dirige droit vers une crise sociale et nationale. Combien d’enfants ne mangent plus à leur faim actuellement ? Combien de familles sont entassées dans des logements temporaires ? Combien de mères ramassent des canettes pour parvenir à acheter des bottes d’hiver à leurs enfants? Combien de parents cumulent deux emplois pour arriver à payer l’essence et l’électricité ? Combien de maux pas soignés, combien de solitudes, combien de détresses psychologiques ?

Pendant ce temps

Récemment, j’ai été témoin d’une conversation entre personnes bien nanties qui parlaient de leurs projets de retraite. L’une d’elle, qui expliquait qu’une retraite nécessite une planification financière, a ajouté qu’elle ne pouvait pas croire que des gens n’ont pas une cent de côté et vivent à la semaine. Je me suis sentie comme dans le dernier film de Monia Chokri, Simple comme Sylvain, que je conseille très fortement d’ailleurs. J’avais envie de dire à cette femme que son aisance financière ne justifiait pas son ignorance d’une réalité bien pire que ce qu’elle peut s’imaginer depuis son château de marbre ou en sirotant un Bellini à Venise !

Entre détresse et allégresse, le fossé ne cesse de se creuser. Les dernières données de Statistique Canada illustrent l’ampleur de l’inégalité. Les plus fortunés ne ressentent pas les conséquences de la hausse des prix et des taux d’intérêt, tandis que la classe moyenne et les personnes en situation précaire ont moins de pouvoir d’achat, s’endettent et parviennent difficilement à accéder à un logement. Le dernier rapport du Laboratoire sur les inégalités mondiales, codirigé par le célèbre économiste Thomas Piketty, indique qu’en 2021 les Canadiens figurant parmi les 10 % des revenus les plus élevés gagnaient en moyenne 13 fois le revenu d’une personne faisant partie des 50 % ayant les revenus les moins élevés. Le pays se situe ainsi parmi les « hauts niveaux d’inégalités de richesse », devant l’Union européenne et après les États-Unis.

Sortir de la parenthèse

L’hypercapitalisme a mené à cette crise actuelle dont on ne connait pas encore toutes les conséquences. Le changement de cap nécessaire à une société plus juste nécessitera un changement idéologique important. Il nécessitera, entre autres, une prise de conscience des plus fortunés. Malheureusement, comme le dit sans détour la célèbre autrice Virginie Despentes dans Cher connard : « […] la richesse de l’aristocratie et la bourgeoisie, c’est le pouvoir de mettre en parenthèse le monde. Les murs de la chambre à coucher de l’enfant bourgeois sont si épais que n’y pénètre pas la rumeur du monde. Ni ses miasmes. Ni les bruits des bombes. »

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