Nos fleurs presque fanées
Par Frédérique David
« Pour aimer la nature, il faut savoir nommer ce qui la compose. » Cette phrase juste et belle préface le nouveau livre d’Anaïs Barbeau-Lavalette, « Nos fleurs », qui sortira en librairie le 13 novembre. Cette phrase m’a profondément émue, profondément inspirée, comme c’est souvent le cas avec les écrits de cette formidable artiste. Cette réflexion m’accompagne souvent lorsque je réalise que nos enfants connaissent si peu cette nature riche et grandiose qui nous entoure, savent à peine sentir une fleur, admirer la cime des arbres, distinguer l’épinette noire du grand pin blanc, nommer la femelle du mouton ou les bébés du renard. Et il m’arrive souvent de me demander si les enfants innus connaissent mieux que les Qallunaats que nous sommes les noms de cette nature qui les a nourris, qui les as hébergés, qui les as soignés et qu’on leur a arraché pour moins la préserver, pour moins l’admirer, pour moins l’aimer. Est-ce que les Attikameks ou les Hurons-Wendats savent encore aiguiser leur regard pour constater, comme le souligne Anaïs Barbeau-Lavalette, qu’il n’y a plus rien de banal, plus rien de lice, plus rien d’ordinaire quand on prend le temps de le poser sur elle? Pourront-ils un jour nous la faire aimer mieux que ça, nous la faire respecter enfin? Leur donnera-t-on cette parole nécessaire? Tant de questions…
Nom féminin
Ce n’est certainement pas un hasard si les fleurs, plus fragiles que les arbres, plus éphémères, plus petites, ont le même genre que les femmes. Après tout, l’Académie française, un pouvoir décisionnel hautement masculin, avait proscrit le mot « autrice » au XVIIe siècle, même s’il était présent dès l’Antiquité, parce qu’on ne pouvait concevoir que des femmes écrivent et publient. Ce n’est que tout récemment qu’il a été réintroduit dans le dictionnaire. Mais revenons aux femmes dont le genre est identique aux fleurs. Ces femmes qui lèvent le point avec « Mères au front » pour protéger l’avenir de nos enfants de la crise climatique. Ces femmes qui, comme Greta Thunberg et sans doute inspirées par elle, s’assoient chaque premier dimanche du mois devant les bureaux du Premier ministre François Legault et ailleurs en région, déterminées et infatigables. Ces femmes qui, en 2023, n’en peuvent plus de ne pas être écoutées, considérées au même titre que les hommes.
Et combien de femmes encore manifestent cette semaine au sein du Front commun? Elles sont éducatrices (96%), enseignantes (87% au primaire et préscolaire), infirmières (90%), travailleuses sociales et communautaires (75%). Elles font les métiers du care, celui dont la charge émotionnelle est incommensurable. Parce qu’on ne peut être indifférent à un père qui décède dans la douleur, à un enfant qui ne mange pas à sa faim, ni même à ceux qui hurlent leur mal-être et frappent leur enseignante dans les corridors des écoles. Ces femmes ne peuvent se résigner à prendre un congé qu’elles perçoivent comme un abandon même si elles sont épuisées. Elles ne peuvent se décider à prendre une pause dans ce contexte de pénurie. Alors elles continuent jusqu’à l’épuisement, elles pleurent sur l’épaule des collègues, elles sourient encore aux enfants malgré toutes la fatigue, tout le stress, malgré le manque d’aide et la charge de travail toujours plus grande, toujours plus lourde.
Une dépréciation persistante
« Pour aimer la nature, il faut aimer les gens qui la composent », déclarait récemment Anaïs Barbeau-Lavalette en entrevue à Radio-Canada. Est-ce trop demander que d’exiger de ceux qui gouvernent (essentiellement des hommes, faut-il le rappeler?) qu’ils aiment ces fleurs brisées à force de côtoyer chaque jour « la souffrance, la violence, la négligence, l’abandon… et toute l’horreur qu’on ose à peine imaginer », comme l’affirment les spécialistes Steve Geoffrion et Delphine Collin-Vézina.
Les femmes se lèvent aujourd’hui pour dire « c’est assez! ». On ne peut tolérer plus longtemps cette dépréciation persistante d’un travail essentiel au bien-être de notre société. Les dimensions du travail du care « ne sont pas prises en considération ni reconnues par la gestion, qui reste encore figée dans ses modèles et ses philosophies du début du XXe siècle », décrit le sociologue Angelo Soares.
La seule chance que nous avons d’éviter que les temps durs que nous traversons ne conduisent à une crise sociale d’une ampleur sans précédent, est d’enfin considérer et reconnaitre le travail de ces milliers de femmes qui soignent, calment, encouragent, accompagnent et donnent de l’amour jour après jour. Qu’on fasse enfin de l’égalité des genres une réalité et non un projet sur papier. Qu’on agisse pour faire de l’égalité homme-femme une normalité. Est-ce trop demander?