La Butte à Mathieu

Par serge-grenier

La Butte à Mathieu. Chère Butte aujourd’hui en allée. Pas plus belle que ça, choquant même certains yeux. Du raboudinage, clamaient les plus critiques; pittoresque, affirmaient les indulgents; pas pire qu’ailleurs, soupiraient les blasés. Et moi je disais: une trappe à feu, même si personne n’y est jamais mort. La Butte à Eddy que je l’appelais, par allusion malveillante à la compagnie Eddy Match de Hull. Toute de vieux bois construite, tables bancales et chaises qui l’étaient tout autant, bougies piquées dans des bouteilles de chianti, c’est tout de même là que j’ai vu sur scène Félix Leclerc pour la première fois. Ça ne s’oublie pas. Mathieu était bien brave mais il avait ses manies, comme celle d’obliger une première partie. Les premières parties: une sorte de Star Académie de format primitif. Parfois heureux mais pas souvent.

Des fois tu tombes bien, comme Plume et le Doc Landry, des fois tu préfères ne pas les nommer. La Manikoutai par Monique Leyrac, c’était magnifique, alors qu’une interprète menue qualifiée de chanteuse à voix – j’espère bien – dont le nom nous échappe tous, fait ce qu’elle peut du grand air de Vigneault. Elle chante avec ses tripes. J’aimerais mieux la gorge. Le seul spectateur vraiment enthousiaste à son tour de chant: son mari. Il l’a épousée pour son organe.

Le bouleversant Claude Léveillé, la sublime Monique Leyrac, la pétaradante Pauline Julien. Ainsi que Georges Dor, dont un critique du Devoir aujourd’hui décédé écrivait: «Georges Dor et nous aussi.» Georges Dor, le chanteur dont on aurait tant aimé dire du bien.

Clémence DesRochers qui oscillait entre auteure, poétesse, actrice, chanteuse et drôlesse. Et elle est toujours là. Pas à la Butte. Dans nos cœurs.

Faire la Butte: le rêve de tout chansonnier et de ceux rêvant de l’être. Quand un chansonnier rencontrait un autre chansonnier, de quoi parlaient-ils? D’histoires de chansonniers. Un chansonnier altier pouvait toiser son adversaire en chansons, celui qui paye moins de mine, en lui lançant, pervers: «Pis, la fais-tu la Butte ou tu la fais pas? Moi, trois fois cette année, c’est en masse.» La réplique varie. Moi, pas encore. Ça s’en vient. Mathieu ne m’aime pas. Sûr qu’une Butte par année, ça ne permet pas de vivre. Une aux deux ans encore moins.

Pour la faire, la Butte, nous l’avons faite, mes trois amis et moi. Si souvent. Un soir d’hiver, après une tempête de belle catégorie, alors que je m’apprêtais à fouler les planches avec mes amis, je constate que notre seule sortie de secours est une porte derrière, mais qu’elle est bloquée par deux pieds de neige. Après consultation avec mes collègues qui se sont ralliés à mon panache, c’est en termes polis mais fermes que j’adresse au sieur Mathieu un ultimatum: le spectacle ne commencera que lorsque la porte aura été déblayée et le sentier ouvert. L’homme a-t-il le choix? Il intime l’ordre aux préposés au stationnement de laisser faire les chars et de sortir les pelles. Pendant ce temps-là dans la salle, les spectateurs sirotent un café ou une boisson gazeuse et fument beaucoup, surtout des Gitanes, inconscients du danger qui plane.

Rarement ai-je vu dans ma vie deux jeunes gars solides déblayer une porte et ouvrir un sentier menant à la sécurité avec autant d’ardeur et d’empressement. C’était beau. Ils l’auront payé cher ce soir leur billet gratuit pour le show.

Pas de comiques de club à la Butte à Mathieu. Que du chansonnier mais en masse. Des bons et d’autres. En r’venant de voir mon ragoût par l’hilarant Lucien Boyer? Non. Du charme avec la fort belle Sherbrookoise Carmen Déziel que, pour une raison qui m’échappe, je préférais appeler Diésel? Non plus. Le Trio Lyrique et l’humour fin de Lionel Daunais? Quand même!

Et puis, tout ce vieux bois séché, ça sentait. Certains cœurs ne le supportaient pas. Parlant de bois séché, Gilles Mathieu vendait aussi des antiquités. Son secret était simple mais ô combien efficace: prendre des meubles moyennement vieux, les arranger comme il pouvait, les laisser un an aux intempéries, le froid, le chaud, la neige et la pluie se chargeant de leur ajouter des années. Une armoire à pointes de diamants vieillie par Mathieu, c’était plus qu’une armoire à pointes de diamant, c’était une pure antiquité du XXe siècle. Et il en vendait.

Les cachets maintenant. Hé bien! ça variait. C’était selon. Les premières parties? Cachet symbolique et deuxième chance dans six mois si tu ne te la casses pas ce soir. Sur dix qui passaient, combien ne faisaient que ça, passer! Ils n’en vivaient pas tous, mais tous étaient payés, comme dirait Jean de La Fontaine. Des broutilles. On n’est pas riche à Val-David. Les applaudissements étant le pain de l’artiste, des chansonniers vivaient maigre. Mais le cachet? Ça dépend de la porte. Pas celle qui est bloquée par la neige. Cash toujours.

Certes il y eut des creux, certains artistes attirant moins que d’autres. Repartir avec un cachet inférieur à la somme d’argent dépensée pour l’essence et les péages de l’autoroute, un chansonnier se retrouve gros Jean comme XXIII. Pardon. Mais c’était ainsi: un gros samedi, on les accroche aux murs tellement il y en a; un petit, nombreuses à être vides se comptent les chaises en babiche, celles qui font des marques.

Gilles Mathieu n’offrait pas le gîte, ce qui m’enchantait; je n’aurais jamais dormi là. Et je n’ose imaginer le petit déjeuner par lui concocté. Bien sûr que ça n’aurait pas coûté cher, mais tout de même!

Il ne reste plus rien aujourd’hui de la Butte. On l’a démolie sans même qu’elle brûle. C’est comme la Marquise à Saint-Sauveur: elle avait fait son temps. Gilles Mathieu vit toujours. Je l’imagine dans un grand fauteuil à oreilles, près d’une authentique armoire à pointes de diamant fin XVIIIe avec queues-de-rat et traces de teinture d’origine, un bon feu pétillant (le vieux bois de la Butte?), sirotant une bière locale dans un bock acquis au Salon des métiers d’art, et feuilletant avec attendrissement le grand album de sa Butte à lui.

Bonne mélancolie, Gilles!

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