Le ketchup de Céleste

Par Mimi Legault

mimilego@cgocable.ca

Maman n’était peut-être pas ceinture noire, mais elle était cordon bleu hors pair. Savez pourquoi? Parce qu’elle faisait la popote comme elle faisait l’amour. Jamais vu ma mère faire l’amour, pas ça que je veux dire, mais sa façon de préparer de bons petits plats en disait long sur le reste. Elle s’y donnait corps et âme. C’est pour ça que chacune de ses préparations culinaires goûtait le ciel. Elle ajoutait un ingrédient que l’on ne retrouvait dans aucune autre recette et jamais sur les tablettes des épiceries : elle y mettait de l’amour-passion. De la passion avec un P majuscule. J’ai eu l’honneur d’hériter de son livre de recettes écrit de sa main. Vous devriez le voir : sali d’un peu de farine et du gras de beurre, raturé avec des commentaires parfois drôles. Je me dis d’ailleurs qu’un livre de recettes c’est comme une réputation, on finit toujours par le salir.

Lorsqu’elle faisait la cuisine, on avait intérêt à se tenir loin et hors de sa portée. Mettons qu’avec Céleste, les choses bougeaient. Si je vous parle de maman, c’est que je trouve qu’un bon nombre de gens aujourd’hui ne font plus rien sans gaieté. Pourtant, s’il y a une chose qui demeure vraie, c’est la satisfaction de retirer une parcelle de bonheur dans l’accomplissement des petites choses du quotidien dans la joie. La spécialité de Céleste? Sans contredit son ketchup aux fruits qui est quasiment passé à l’histoire. À l’automne, c’était le branle-bas de combat. C’est le cas de le dire, elle en faisait pour toute une armée. La famille, les amis. Une grosse pêpêne? Vite, un pot de ketchup au fond duquel on retrouvait un bon gros morceau de soleil.

Un jour en revenant de l’école, j’ai fait une grosse gaffe. C’était le jour J. Céleste venait de terminer sa célèbre recette. Ça sentait bon dans tout le canton tellement l’odeur des fruits s’envolait par les fenêtres. J’aperçois maman au bout du rouleau, mais combien heureuse de sa journée. D’immenses marmites trônaient sur la cuisinière. Je tenais une punaise dans ma main parce que je désirais la planter sur le mur de ma chambre. Dans le but qu’elle la voit bien, je la tenais sur l’armoire au-dessus du poêle. Maman, crois-tu que je pourrais planter cette…Pas eu le temps de poursuivre ma phrase. Ladite punaise venait de tomber dans le chaudron. Il y eut un silence intenable. Puis…Mimi, ne me dis pas que… À son tour de ne pas terminer sa pensée. Elle a pris calmement une louche en tâtant les fruits à la surface.

Je ne m’y attendais pas, maman s’est mise à couler et à couler comme un long fleuve tranquille. Ses larmes ruisselaient sur son beau visage. Doux Jésus qu’elle pleurait en se cachant la figure dans son tablier. Impossible d’offrir son ketchup sans risquer de blesser quelqu’un. Je n’osais l’approcher. Je regardais la marmite, puis maman, puis le chaudron. Mes sœurs me jetaient des coups d’œil assassins. Flûte de flûte… À bout de larmes, Céleste se leva et prononça ces paroles que je n’aurais jamais voulu entendre : on va jeter le tout, pas question de prendre de chances. Alors mon père eut une formidable idée. Il alla quérir chez ma grand-mère un gros aimant dont elle se servait pour sa couture. Il le fit bouillir afin de l’aseptiser et le promena dans la marmite; au bout de quelques secondes, il cria victoire! Ma mère s’était remise à pleurer, de joie, cette fois. Elle m’a fait un gros câlin. L’affaire était ketchup!

Mais hélas, l’histoire ne s’arrête pas là. Le lendemain matin, Céleste ouvrit l’armoire du bas pour prendre ses pots Mason. Horreur! Des centaines de fourmis avaient élu domicile. Je venais de réaliser une autre de mes gaffes. Les frémilles comme maman les appelait avaient été attirées par les sacs encore tout collants de sucre de ce qu’on appelle des popsicles que j’avais emmagasinés pour obtenir une montre en cadeau. Il en fallait trois cents… Avant que mes parents comprennent l’origine du problème, je me suis éclipsée doucement. Mais en refermant la porte, j’ai entendu Céleste crier : Mimiiiii revient ici tout d’suite!!!

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