Notre patrimoine en poussière
Par Frédérique David
Quelques trésors cachés des Laurentides résistent aux durs hivers depuis des décennies, malgré leur abandon par la communauté, par des élus sans vision et par des décideurs insensibles aux valeurs architecturales et au patrimoine immobilier. Le Centre commercial du Domaine-de-L’Estérel vient de subir ce manque de vision et de considération. Malgré une classification comme immeuble patrimonial qui devait le protéger, ce dernier vestige d’un imposant ensemble de villégiature art déco construit à la fin des années 1930 par le baron Empain vient de tomber sous les pics des démolisseurs. Que s’est-il passé? Quelles mesures étaient mises en place par le ministère de la Culture et des Communications pour surveiller les travaux de démolition de ce joyau architectural? Le saura-t-on jamais?
Au-delà des querelles administratives et du manque de scrupule de promoteurs en quête de profits, il y a ces murs chargés d’histoire que l’on détruit. Il y a ce magnifique escalier menant à la somptueuse salle de danse nommée « Blue Room » qui vient de disparaître. Cette vaste salle arrondie avec sa large baie vitrée offrant un spectacle sur la nature avait été inaugurée par l’orchestre du réputé Benny Goodman. La Blue Room était devenue un lieu de rendez-vous très prisé des Montréalais qui venaient y danser le samedi soir. Pour y être allée à quelques reprises, je peux témoigner de son charme et de son prestige. Cette salle mythique avait l’audace d’un Fred Astaire, le charme d’une Judy Garland et le charisme d’un Clark Gable. Bref, on ne pouvait rester insensible à marcher sur ces lattes de bois chargées d’histoire devant cette imposante et somptueuse baie vitrée.
L’emblématique bâtiment était le dernier d’un ensemble de style Art déco construit par l’ambitieux baron Empain à Sainte-Marguerite-du- Lac-Masson et l’Estérel à une époque où les promoteurs misaient plutôt sur une architecture classique historique. L’homme d’affaires belge avait fait appel à l’architecte belge de renom Antoine Courtens, issu de la célèbre école du Bauhaus, pour concevoir un vaste projet de villégiature au style architectural avant-gardiste. En deux ans, il a construit une vingtaine de bâtiments arborant un chic modernisme européen unique en Amérique du Nord. Le Domaine-de-l’Estérel était un centre commercial qui comprenait, en plus de sa salle de style cabaret avec sa piste de danse, un cinéma de 300 places, un bureau de poste, un salon de coiffure, une pâtisserie belge, un garage et des écuries. Pour la construction de ce vaste bâtiment sur pilotis, l’architecte s’était inspiré des paquebots de luxe qui connaissaient leurs heures de gloire à l’époque. Les ambitieux projets du baron Empain ont été arrêtés par la Deuxième Guerre mondiale, mais le centre commercial venait compléter plusieurs constructions, comme le magnifique Hôtel de la Pointe bleue dominant le lac Masson, détruit en 2012 après avoir été cédé à un promoteur immobilier.
Qu’importe le style architectural, qu’importe l’histoire de ces pierres, force est de constater que le Québec est champion quand vient le temps de raser des vestiges du passé pour bâtir des édifices sans âme avec des murs en gypse et des revêtements en Canexel. Nous sommes également des pros pour manquer d’idées pour trouver de nouvelles vocations à notre patrimoine architectural. L’issue est toujours la même : on vend à des promoteurs qui détruisent le tout au nom d’une course au profit. Malheureusement, ni les sociétés d’histoire, dont le travail repose sur le dévouement de quelques bénévoles, ni les classifications patrimoniales ne parviennent à protéger nos trésors architecturaux. Et quand ceux-ci appartiennent à la municipalité, il suffit de quelques élus sans vision pour qu’ils soient vendus à des promoteurs. Sans la mobilisation citoyenne à l’époque de sa vente, le Domaine-de-l’Estérel n’aurait jamais obtenu de classification patrimoniale. Mince consolation cependant, quand on constate aujourd’hui le résultat final! Le Domaine-de-l’Estérel n’est qu’une disparition parmi tant d’autres dans les Laurentides. Le ministère de la Culture et des Communications s’est fait sévèrement critiquer en 2020, à l’issue d’une enquête du bureau de la Vérificatrice générale du Québec, pour sa gestion en matière de préservation du patrimoine bâti. On lui a reproché, entre autres, son manque de vision claire, le soutien inadéquat aux municipalités et aux propriétaires de biens classés ou cités, les délais inacceptables dans les demandes de classement et le manque de suivi. La Blue Room partie en poussière n’est que le reflet d’un manque de ressources et de volonté politique pour préserver ces témoins de l’histoire. Cette poussière témoigne d’une désolante insensibilité à l’égard des témoins du passé.