(Photo : Nordy - Davy Lopez)
René Derouin, travaillant sur une oeuvre dans son atelier à Val-David.

René Derouin, ce créateur au service des gens

Par Ève Ménard - Initiative de journalisme local

Grande entrevue

À 88 ans, René Derouin est toujours aussi passionné par l’art et la création. Avant notre arrivée chez lui, à Val-David, il travaillait justement sur une œuvre. « Ma femme me dit qu’à l’âge que j’ai, je devrais m’arrêter. Je lui dis, tu ne peux pas savoir le plaisir que j’ai, c’est extraordinaire. »

L’artiste de renommée mondiale est particulièrement occupé par les temps qui courent. L’art public, surtout, occupe une place importante dans son travail. Il remporte des concours et crée des œuvres, à partir de ses recherches et de ses travaux antérieurs, pour des lieux comme l’aéroport de Rouyn-Noranda, une maison des aînés à Carignan ou la nouvelle école primaire à Saint-Jérôme, dans le quartier Lafontaine.

Et ça tombe bien, puisque René Derouin a longuement réfléchi à l’art, à la société et au public. Il sent d’ailleurs que sa réflexion a abouti. « Je trouve que l’art, pas seulement l’art visuel, mais aussi la musique ou la littérature, s’isolent souvent des gens. Parfois, je me voyais comme un artiste du Moyen Âge, où être un artiste, c’était être un artisan dans le village qui travaillait toute sa vie à la construction d’une église. Et maintenant, je me rends compte qu’on était rendu dans un monde de culture éphémère, on faisait ça et on ne savait pas trop pour qui. Tandis que l’art public, on sait pour qui ».

Aller vers l’autre

À l’école Esmeralda au Mexique, où il étudie l’art de 1955 à 1957, René Derouin suit un cours de murale. Avec leur professeur, les étudiants devaient réaliser une murale pour une école secondaire à Mexico. « Le professeur disait : « Ce n’est pas pour vous autres : vous le faites pour les gens de l’école. Il faut travailler pour eux : il faut travailler pour les femmes, les noirs, les autochtones. Il faut travailler pour les pauvres » », se souvient René Derouin. « Ce que j’ai découvert dans l’art public, c’est la responsabilité que j’avais comme artiste d’aller vers l’autre ».

Cette préoccupation sociale transparaît toujours dans ses œuvres d’art public et à travers ses réflexions sur celles-ci, plus de soixante ans plus tard. « Quand j’ai eu l’école à Saint-Jérôme, ma préoccupation première, c’était les enfants. Ce sont eux qui vont vivre avec l’œuvre pendant six ans, ce n’est pas moi. »

Une réflexion semblable l’a habité lorsque fut le temps de penser à son œuvre pour l’aéroport de Rouyn-Noranda. Il fallait réfléchir au lieu et aux gens qui le fréquentent. « À l’aéroport, on a hâte de partir. On est assis et on attend. On est toujours inquiet d’avoir oublié notre passeport ou on se demande comment ira le voyage. Moi, il faut que je pense à une œuvre pour les gens qui sont assis-là, qui sont nerveux, mais aussi à la veille de partir. Il ne faut pas que ce soit agressif, il faut que ce soit doux ». L’oeuvre a été inaugurée en 2022.

René Derouin devant son oeuvre d’art public à l’aéroport de Rouyn-Noranda (Crédit photo : Lucien Lisabelle)

La grandeur pour accueillir le territoire

René Derouin a l’habitude des grandes œuvres et des grandes installations, que ce soit son travail sur 90 pieds à Rouyn-Noranda, ou encore son projet colossal sur 21 étages pour un complexe immobilier à Montréal, présenté en 2023. Ça ne lui a jamais fait peur. Quand il réfléchit à une œuvre, il la voit grande, confie-t-il. Ce rapport à la dimension est fortement influencé par le territoire des Amériques.

À son retour du Mexique, en 1957, René Derouin commence à explorer le Québec : du Saguenay, en passant par la Gaspésie, et jusque dans le Grand Nord, qu’il a d’ailleurs sillonné en hélicoptère. Il a été frappé par l’immensité du territoire, non seulement au Québec, mais dans toute l’Amérique, qu’il a visitée également.

« Quand j’ai commencé à faire des grandes œuvres de 24 pieds, ils disaient : « Derouin, il se prend pour the big » », se souvient l’artiste. « Comme si c’était une prétention d’être grand et je leur disais : « Avez-vous visité le pays ? » C’est immense, c’est grand, on ne peut pas faire des petites choses, on n’est pas des Européens. L’Europe, c’est serré, ce sont des cultures de longue date. Nous, on est dans un état en devenir en Amérique. »

Se nourrir de la distance

Le travail de création de René Derouin est fortement marqué par l’identité et le territoire. Dans son œuvre pour la nouvelle école primaire à Saint-Jérôme, l’artiste a fait graver les mots « voir de loin » sur un mur, et les mots « voir de près » sur le mur opposé. La phrase signifie que « voir de loin » nous permet de « voir de près ». Pour l’artiste, il s’agit de la base de la connaissance.

« Mes œuvres principales, mes œuvres importantes, je les ai souvent faites au Mexique, loin d’ici. Étant loin d’ici, je suis un peu comme un immigré. Un immigré, c’est quelqu’un qui a perdu sa terre, sa maison et parfois sa famille. Et il lui reste, à l’intérieur de lui, son identité. S’il est Italien, il est Italien jusqu’à sa mort. En étant loin du Québec, je sens le Québec profondément. Je suis loin de l’actualité quotidienne et des nouvelles, et ça me permet d’entrer dans mon art en profondeur. »

Cette distance l’a toujours aidé dans son travail. « C’est comme un écrivain. Parfois il va écrire de très bons livres parce qu’il n’est pas chez lui, mais il se sent chez lui, il sent la sensibilité de son pays où il est né », illustre René Derouin. L’artiste travaille encore au Mexique. Il y retournera avec sa femme en janvier.

À l’école primaire de Saint-Jérôme, les mots « voir de loin » sont inscrits sur un mur, et les mots « voir de près » sont inscrit sur le mur à l’opposé (Crédit photo : Lucien Lisabelle)

« La notion d’artiste, c’est un état »

Lorsqu’il étudie au Mexique en 1955, René Derouin a seulement 19 ans. Mais la création fait partie de lui depuis bien plus longtemps. « À l’École des beaux-arts, tu vas apprendre des choses, mais ça ne fait pas de toi un artiste. Moi, je suis profondément un créateur. »  Jeune, alors qu’il habite l’Est de Montréal, René Derouin ramasse le bois avec son frère sur le fleuve. Puis, ils l’utilisent pour construire un poulailler ou un pigeonnier. C’est déjà de la création, raconte-t-il.

Dans les années 1940, René Derouin se fascine aussi pour une autre forme de création, alors que le cirque Barnum & Bailey s’installe sur les grands terrains entre Montréal et la Longue-Pointe pendant deux semaines. « J’étais en 4e année, je pense. J’arrête d’aller à l’école et je vais travailler avec eux. Ce que j’ai aimé, c’est le travail de création en groupe et de pouvoir monter en deux jours cet immense chapiteau avec tous les créateurs. J’ai été très marqué par le cirque, c’est dans mes premières œuvres de gravure. »

Toute sa vie, René Derouin a pu développer et approfondir cet esprit créateur. « J’ai eu de grosses expositions, mais je n’ai pas de vie mondaine et sociale, donc j’ai beaucoup de temps pour lire et réfléchir à l’art. C’est ce que je fais à plein temps. J’ai toujours vécu mon art », réfléchit l’artiste à voix haute. Et il continue. « Si je n’avais pas ça… Je ne peux pas m’asseoir et regarder la télévision, je ne suis pas un retraité. Ça me motive le matin, je me dis : « Ah oui ! J’ai ça à faire ». »

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