Un 6 décembre
Par Journal Accès
CHRONIQUE
Par DANIEL GIGUERE
C’est chaque année la même chose. Une date qui ne passe pas, mais qui revient quand même avec son lot d’émotions, que le temps n’a même pas adouci. Un 6 décembre qui voudrait pourtant se faire tout petit. Un jour comme un autre en somme, ni différent du 5 ou du 7, mais ça ne sera évidemment jamais possible. En tout cas pas ici. Pas après Polytechnique.
Si au moins les choses avaient changé. On pourrait se recueillir en mémoire de ces 14 femmes en se disant qu’elles ne sont pas mortes pour rien. Que la société a évolué, que les femmes ne subissent plus la haine, la violence et le harcèlement. Qu’elles ont désormais les mêmes droits que les hommes et peuvent vivre en sécurité.
Mais on mentirait, évidemment, parce que malgré toutes ces années, tout est encore à recommencer. Pas même un retour à la case départ. Comme si leurs droits se fragilisaient un peu plus chaque jour. On n’a qu’à lire les nouvelles pour se convaincre que l’homme des cavernes est une bête qui a su résister au temps et à l’évolution.
Con et coriace. C’est son ADN.
Alors c’est plus fort que moi. Le 6 décembre, en fin d’après-midi, à l’heure où le drame s’est produit, je pense à mes filles, et j’aurais envie de les appeler. Prendre de leurs nouvelles. Leur demander comment elles vont. Juste pour le plaisir d’entendre leurs voix. De les savoir heureuses, ou en tout cas moins désespérées que leur père. Mais les mots me resteraient en travers de la gorge. Des émotions que j’excuserais par la fatigue, le temps qui passe, un rhume qui s’éternise. Elles ne seraient pas dupes, feraient semblant de rien, parleraient de leurs projets, leurs boulots, histoire de laisser à leur père le temps de reprendre le contrôle de ses émotions.
Car les émotions sont toujours aussi vives, malgré les années. Peut-être parce que c’était si près qu’on aurait pu, enfin presque, y perdre une des nôtres.
Je me souviens de cette fin de journée. Les journalistes qui rapportaient les nouvelles en direct. La fébrilité des voix tandis qu’on cherchait à comprendre ce qui se passait. Au bureau, on était là à se regarder, un peu sonnés. Les mots étaient évidemment vides de sens. D’ailleurs, on ne pensait plus. L’horreur avait tout balayé.
Comme un grand coup de vent violent qui aurait soufflé sur la ville, puis sur les esprits et enfin sur nos vies. Il ne restait plus rien. Un grand trou noir.
Un peu plus tard, je suis allé chercher mes filles à la garderie. Elles n’avaient pas l’âge d’aller à l’école, mais elles habitaient déjà ce monde. Celui qu’on avait cru jusque-là sécuritaire pour elles et pour toutes les autres parce qu’on ne pouvait imaginer qu’un homme puisse tuer des femmes simplement pour ce qu’elles étaient. Rien que pour ça.
La garderie n’était qu’à cinq minutes du bureau. Un temps qui m’a paru très long. Je me souviens avoir fermé la radio de la voiture juste avant d’arriver. D’avoir goûté le silence. La nuit déjà tombée, la quiétude d’un quartier si paisible qu’on ne pouvait croire qu’à quelques kilomètres de là, le temps venait de s’arrêter pour ces jeunes femmes, et qu’à partir de maintenant, il n’y aurait plus, pour les familles et les survivants, qu’un avant et un après.
De la rue, on voyait les fenêtres de la garderie au décor de Noël. Des parents sortaient avec leurs enfants dans les bras. Peut-être les serraient-ils un peu plus fort qu’à l’habitude.
Je comprenais leurs émotions, les partageais aussi. Égoïstement, on allait récupérer nos trésors, trop heureux d’avoir été épargnés.
J’ai des souvenirs très précis de ce moment-là. Celui de leur sourire en me voyant, mais surtout le temps suspendu. Ce temps infiniment long durant lequel elles avaient enfilé leurs bottes puis leurs manteaux, mis leurs foulards et leurs tuques. Assis par terre dans la petite salle, je les regardais en souriant. La plus grande me montrait ses dessins, me parlait de sa journée. La plus jeune tenait à peine debout, s’amusait plus qu’elle ne s’habillait. Une routine qui prenait soudain une valeur extraordinaire.
Ici, on savourait des précieux moments de bonheur. Dehors, la vie hurlait sa douleur.