Courtoisie

dada : « Tout le monde est tributaire d’une identité »

Par Simon Cordeau (initiative de journalisme local)

Nombreux sont les artistes qui viennent dans les Laurentides pour y trouver la paix et l’inspiration. L’artiste montréalaise Dardia Garcelle Joseph, alias dada, est venue faire une résidence créative à La Montagnarde de Saint-Adolphe-d’Howard dernièrement.

Elle a découvert un endroit « magnifique » et « d’émerveillement » où travailler sur son projet théâtral Anatomie d’un produit commercial. « Je pense que les silences ont des textures, des densités différentes. Et la forêt de Saint-Adolphe-d’Howard a une qualité de silence que je ne connais pas. » Entrevue.

Le rapport au territoire

À l’automne dernier puis à l’hiver, dada a fait une résidence artistique à La Montagnarde avec l’ATSA. Alors qu’elle n’était jamais sortie de Montréal, elle y a vécu une expérience « hyper féconde ». « C’est vraiment un lieu qui est magnifique. Et d’avoir des espaces comme ça, ça permet à la créativité de se déployer sur le temps long, sans obligation de production, C’est précieux et je suis choyée », confie-t-elle.

L’expérience a aussi changer son « rapport au territoire », explique-t-elle. « Je n’avais jamais fait de raquette [rires]. J’ai été traversée par le paysage, profondément. Je suis devant une immensité, et je fais un constat : je n’ai pas de langage pour nommer le territoire. Je ne connais pas les arbres, les fleurs, les oiseaux. Il y a quelque chose de beau et de triste là-dedans. On ne peut pas saisir le réel par le langage. Donc il faut laisser cette beauté-là là, intouchée. Ça m’a mise dans un grand endroit d’humilité. »

Elle a aussi lu des extraits de son projet devant le public, à la bibliothèque de Saint-Adolphe-d’Howard. C’était la première fois qu’elle livrait son travail devant « le public général ». « Ça m’a permis de comprendre le coût de ma parole et de la vulnérabilité. Ça m’a énormément touchée. »

Encore émue de l’expérience, elle dit que les discussions et les échanges qu’elle a eus avec le public étaient remplis d’amour et de générosité. « C’est peut-être un peu cheesy, mais il y a une beauté incommensurable dans l’humain. Parfois, les médias font sembler les choses plus lugubres qu’elles ne le sont. Mais d’humain à humain, quand il y a un autre humain qui est devant toi, qui te regarde dans les yeux, il y a une universalité dans ça. Je pense qu’on vit dans un monde qui nous fait oublier ça. Et la première étape pour oublier, c’est de rendre l’autre monstrueux. Mais quand l’autre est devant toi, tu ne peux pas faire ça », illustre-t-elle.

Une avocate

dada est née à Port-au-Prince en Haïti en 1998, mais elle a grandi dans le quartier Ahuntsic de Montréal.

« Je suis avocate de formation. Oui, j’ai un intérêt pour le droit. Mais aussi, comme beaucoup d’enfants issus de l’immigration, on a envie de valoir le coût du sacrifice. C’est un devoir filial qu’on ressent. Ce n’est pas demandé ni imposé, mais ça fait partie de la relation qu’on entretient avec nos parents. C’est une fierté, et un devoir en fait. C’est une envie de stabilité, à travers une profession sécurisante », raconte-t-elle.

Directrice adjointe de la Clinique juridique de Saint-Michel depuis janvier dernier, elle travaille sur des enjeux d’accessibilité à la justice, de discrimination et de justice réparatrice. « C’est un travail que j’aime beaucoup. »

Une artiste

Mais après son assermentation en avril 2023, dada voulait se réaliser différemment et a décidé de se lancer dans l’art. « C’est un choix, en fait. C’est une décision à prendre. Et je me suis choisie moi à travers ça. Mais j’étais dans une position qui me permettait de le faire. Avec mon diplôme en poche et mon parcours académique, je pouvais faire ce choix », souligne-t-elle.

Elle a eu « la chance » d’être accompagnée par LA SERRE, un incubateur qui accompagne les artistes émergents. Puis elle a fait plusieurs résidences de création, dont à La Montagnarde.

Un produit commercial

Son projet artistique, qui porte le nom provisoire Anatomie d’un produit commercial, s’apparente au théâtre. En empruntant les codes de la performance et du théâtre documentaire, c’est une réflexion sur sa propre identité racialisée et sur les conditions d’apparition de la créativité des personnes racialisées, explique-t-elle.

« Je m’interroge sur les manières dont on se montre et comment on apparaît. À quels endroits se retrouvent nos récits ? Il y a une question de visibilité. C’est aussi une introspection personnelle. C’est une mise en abîme, en fait. » Le point de départ de sa réflexion est une performance numérique satirique de l’artiste Jayson Musson, publiée sur YouTube en 2010. « Dans cette performance-là, il donne une série de règles à suivre pour obtenir du succès quand on est un artiste racialisé. Et c’est mordant », explique dada. Sa démarche est aussi fortement influencée par l’artiste Olivier Marboeuf, indique-t-elle.

Une « artiste de la diversité »

« J’essaie de capter le regard des institutions. Quand tu fais des demandes de subvention, quel discours portes-tu ? Ta créativité apparaît dans quel contexte ? Le terme «artiste de la diversité» dit déjà quelque chose. »

L’artiste reconnait toute la pertinence de cette différentiation, tient-elle à souligner. « Les conditions de création, d’accès et de légitimation sont différentes. Donc c’est important de le mentionner, de le nommer. Mais ce qui m’intéresse, c’est de me questionner sur ce qui en découle. » Aussi, cette distinction regroupe ensemble « des réalités qui sont différentes », indique-t-elle.

« Le doigt qui montre, il ne se voit pas »

« Ce n’est pas tant que j’ai des réponses. Je n’en ai aucune. Mais j’aime poser des questions », illustre dada. Avec ses questions, l’artiste souhaite « faire apparaître ce qui n’est pas dit ». « Tout le monde est tributaire d’une identité, d’une communauté, d’une apparence, d’une classe sociale, d’une sensibilité, d’un vécu. Mais dans le langage, on crée une distinction. »

Ainsi, elle déplore que seulement certaines créativités soient nommées. « Qui les nomme ? Qui a le pouvoir de nommer ? Il s’agit de quel regard, et il se situe où ? […] Le doigt qui montre, il ne se voit pas. Parce qu’il s’exclut de cette lentille-là. Il s’érige comme étalon de mesure », illustre-t-elle.

dada ajoute que ces questions-là sont pour elle un point de départ vers une conversation et le dialogue. « Mon geste, c’est toujours la main tendue, rarement le poing levé. Il est nécessaire, mais ce n’est pas mon endroit. »

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