Emporia: L’oeuvre de Kim Kielhofner illustre et explore notre propension à accumuler. (Photo : Simon Cordeau)

Emporia: Habiter un monde de marchandises

Par Simon Cordeau (initiative de journalisme local)

Comment habitons-nous le monde par nos habitudes et par notre occupation de l’espace? C’est la question à laquelle Xavier Brouillette, professeur de philosophie au Cégep du Vieux Montréal, voulait réfléchir avec ses étudiants à l’automne 2020, alors que nous étions tous confinés à la maison. Il a fait appel à cinq artistes pour produire des capsules vidéos et du contenu numérique qui ont nourri les réflexions des étudiants. Leurs oeuvres sont transformées en l’exposition Emporia, présentée au Musée d’art contemporain des Laurentides (MAC LAU) jusqu’au 11 décembre.

La pandémie et son confinement ont bouleversé notre manière d’habiter le monde, raconte M. Brouillette lors du vernissage. « On voulait revenir à la normale. Mais qu’est-ce que la normalité? En Occident du moins, c’était, comme l’expliquait Hannah Arendt, le cycle du travail et de la consommation. Nous sommes des sociétés qui ont choisi la consommation, donc les marchandises. »

D’où Emporia, qui signifie « marchandise » en grec. « La pandémie remettait en question cette manière de vivre sans vouloir la changer. Qu’est-ce qu’habiter dans un monde où tous les lieux sont investis, envahis, colonisés par les marchandises? »

Le professeur a décidé d’explorer la question avec ses étudiants. « Emporia, ça se voulait une réflexion, une enquête commune, et pas uniquement un cours théorique où on explique des idées. […] Il y a deux dimensions essentielles dans l’idée d’habiter. La première est éthique. Habiter le monde, c’est une manière d’être présent : certains comportements, certaines habitudes. Mais il y a aussi une dimension domestique et politique. Habiter, c’est être là, c’est-à-dire occuper un espace. » Ainsi, on occupe une maison, mais aussi un territoire, illustre-t-il.

Les oeuvres

Dans le cadre du cours Éthique et politique, les étudiants avaient accès à du nouveau matériel des artistes chaque semaine pour approfondir leurs lectures. Outre les textes et les thématiques, M. Brouillette a donné carte blanche aux artistes. L’expérience a d’abord été déstabilisante, tant pour ses étudiants que pour lui, admet-il. Mais les oeuvres ont permis de stimuler la curiosité et l’engagement des étudiants, malgré l’enseignement à distance, se réjouit le professeur.

Parmi les artistes, Bonnie Baxter a exploré le monde commun, l’écologie sociale et la décroissance. Son oeuvre The Patch propose une série de fables sur la création d’un jardin communautaire, qui seront présentées en trois parties durant l’exposition, grâce à une vidéo immersive en 360 degrés.

Stanley Février présente une discussion vidéo entre Xavier Brouillette et lui, sur la colonisation et l’appropriation territoriale, culturelle et artistique. Philippe Hamelin propose une projection vidéo sur le thème de l’avarice et de l’excès, alors que Kim Kielhofner offre un collage mural avec vidéos sur l’accumulation incessante.

Les étudiants étaient même impliqués directement dans la création de certaines oeuvres, dont celle de Sophie Latouche : Surfer le web avec Sophie.

« Elle demandait aux étudiants de lui envoyer quatre ou cinq images, en fonction des thèmes discutés dans le cours. Ils commentaient ses images avec un court texte, que moi j’évaluais. Après, Sophie créait un site web où elle intégrait, structurait et déformait ces images. Donc le travail des étudiants était réinvesti dans une oeuvre qu’ils pouvaient consulter », illustre M. Brouillette.

Dialogue entre la théorie et l’art

Comme professeur de philosophie, M. Brouillette explique les textes qu’il présente en décortiquant leur argumentation et en analysant leurs concepts, par exemple. Les artistes, en s’inspirant des mêmes textes, ont pu amener une perspective différente et soulever des éléments nouveaux. « Les artistes peuvent faire de la philosophie à leur manière, avec leur langage. »

Selon le professeur, c’est ce dialogue, entre les perspectives différentes, entre les réflexions théoriques et artistiques, qui a rendu l’expérience si enrichissante pour les étudiants. « Les artistes ont mis en images ces questions, ce que moi, je ne peux pas faire. Ça m’a permis de réfléchir à des images auxquelles je n’avais pas réfléchi auparavant. »

De la même manière, les étudiants étaient appelés à questionner leur propre perception de la normalité, en explorant des manières d’habiter le monde différentes, voire radicales et dérangeantes, comme l’anarchisme ou la décroissance.

« Non pas que ce sont ces manières qu’il faut privilégier », nuance M. Brouillette. « Ce n’est pas mon rôle comme professeur de dire à mes étudiants quoi penser. C’est plutôt de leur donner des outils, pour qu’eux-mêmes puissent, dans leur vie, dans leurs actions, amener une autre manière d’habiter le monde. »

L’école libre

Durant Emporia, des professeurs du Cégep de Saint-Jérôme viendront donner leur cours dans la salle d’exposition. Les visiteurs pourront donc, eux aussi, assister et participer aux cours, s’enthousiasme Jonathan Demers, directeur général du MAC LAU.

« Je trouvais intéressant que la salle d’exposition devienne un espace public, une agora, un espace d’échange où les étudiants, les professeurs et la communauté en général peuvent venir assister à tout ça. […] C’est comme un objet artistique au même titre que les oeuvres elles-mêmes. »

Pour Xavier Brouillette, l’expérience l’a aussi amené à réfléchir sur la manière d’enseigner.

« C’est bien de faire éclater la salle de classe. L’apprentissage, ce n’est pas juste être assis en rangs avec un PowerPoint préformaté. Il faut que l’enseignement soit engageant pour tout le monde, y compris pour les enseignants. Habiter le monde d’une autre manière, c’est aussi penser l’éducation autrement. »

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