L’ambition vous perdra

Par stephane-desjardins

L’ivresse du pouvoir

La France est un des pays où le pouvoir est le plus centralisé, entre les mains de quelques familles et cercles retreints, dont les membres, qu’ils soient politiciens ou gens d’affaires, ont pratiquement tous étudié aux mêmes trois ou quatre grandes écoles. Et l’essentiel de tout ce grand monde vit à Paris.

L’Hexagone est habitué à ces scandales financiers ou de caisses politiques occultes, impliquant industriels et politiciens. Le meilleur exemple est celui du président de la république Jacques Chirac lui-même, qui fait face à des recours en justice pour un scandale impliquant son parti lorsqu’il était maire de Paris. Chirac, dont le mandat tire à sa fin, perdra probablement son immunité présidentielle et a toutes les chances de faire face à la justice pour cette affaire.

Si cela survient, il devra faire face à un juge d’instruction. Chez nos voisins, ce magistrat est considéré comme le citoyen le plus puissant de France (comme l’affirme, d’ailleurs, le personnage principal du film de Chabrol). Contrairement à notre système judiciaire, dans les affaires graves, c’est le juge d’instruction qui mène l’enquête qui sera par la suite déférée aux tribunaux. Le juge dispose de pouvoirs d’enquête considérables, parfois abusifs: il peut fouiller dans votre vie privée sans que vous le sachiez, faire des perquisitions assez musclées et vous faire emprisonner sans que vous ne soyez accusé de quoi que ce soit.

On assiste à ce genre de chose dans le dernier film de Claude Chabrol, L’ivresse du pouvoir, directement inspiré d’un scandale qui a impliqué la société d’État Elf, il y a quelques années… malgré un «avertissement» plutôt rigolo affiché au début du film (et qui clame que le film n’est pas inspiré de faits réels).

Dès les premiers instants du film, on assiste à l’arrestation d’un président d’une société publique quelconque. Le puissant personnage est menotté dès qu’il quitte la tour de verre où est situé son bureau, après avoir réglé quelques détails entourant la fin de semaine qu’il s’apprête à passer avec une maîtresse grassement entretenue.

La juge Jeanne Charmant-Killman (Isabelle Huppert) est chargée de l’instruction. À force d’acharnement, cette juge coriace finira par mettre à jour un réseau de collaborateurs corrompus liés aux plus hautes sphères du pouvoir. Le scandale se retrouvera dans les médias et des hommes puissants, politiciens et hommes d’affaires, seront éclaboussés. Ils feront corps pour protéger leurs intérêts et le système qui leur permet de vivre une existence de grand luxe.

Chabrol prend manifestement plaisir à les montrer dans leurs clubs privés, leurs restaurants sélects, à boire de l’Armagnac et à fumer de gros Havanes, conspirant pour bloquer cette juge gênante, avec force remarques cyniques et machistes. Certaines scènes sont à la limite de la caricature mais, étrangement, on se plaît à croire que ce genre de personnage existe vraiment.

Le titre du film illustre, bien sûr, à quel point le pouvoir corrompt. Chabrol, à son habitude, dépeint cette haute bourgeoisie sans complaisance. En montrant leur visage, un portrait qu’on aime croire véritable. Mais le titre du film renvoie aussi à autre chose: à ce pouvoir qualifié d’épouvantable par plusieurs en France, celui du juge d’instruction, qui peut défaire une vie même s’il a tort. Dans le cas de notre président déchu (François Berléand), elle a piégé un poison de taille moyenne, mais lâché par ses «amis», qui espèrent que la juge s’en contentera. Une vie qu’on devine détruite, même si on ne trouve guère le principal intéressé sympathique.

La juge prend réellement son pied à piéger ces être puissants. Elle use de son pouvoir avec acharnement, zèle et même délectation, convaincue qu’elle a entrepris le ménage des mauvaises mœurs d’une classe sociale qu’au fond elle exècre. Mais dans cette chasse, elle perd le contact avec sa propre existence. Elle vit désormais coupée du monde, entourée de gardes du corps. La liaison avec son mari, un médecin désabusé, en pâtit. Alors qu’il a besoin d’elle parce qu’on devine qu’il vit une mauvaise passe, elle s’immerge totalement dans cette affaire qui mobilise son esprit, jour et nuit. C’est aussi cela, l’ivresse du pouvoir.

Chabrol signe encore une fois une étude mœurs magnifique, avec dialogues truculents et situations révélatrices d’un milieu mal connu des gens ordinaires. Il se veut critique et même caustique à propos de gens qui ne se gênent pas pour abuser de leur situation à la tête d’organisations qui vivent de deniers publics.Les comédiens sont tous merveilleusement encadrés et livrent une performance fascinante. Voilà un cinéma sérieux, certes (certains détails très franco-français échapperont peut-être au public québécois), mais aussi très divertissant, du simple fait que nous, gens de la plèbe, avons rarement le privilège de fréquenter de tels cercles privilégiés.

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