Ce qu’il reste de nous
Par Frédérique David
Ma grand-mère avait 103 ans. Ça ressemblait plus à un score, qu’à un âge véritable. C’était peut-être un défi qu’elle s’était lancé ou peut-être une erreur de la vie. Notre capacité individuelle d’adaptation n’est pas conçue pour résister à plus d’un siècle de surmenage envoyé par l’environnement. Remarquez qu’elle a connu les Années folles. Ça donne peut-être des réserves de résistance qu’on n’aura jamais. Quoi qu’il en soit son âge nous dépassait tous. Elle ne savait plus quoi en penser elle-même. Elle aurait peut-être dû s’acheter un billet de loterie. Mais quand tu enterres tes frères et sœurs et tous tes amis, tu ne te trouves pas si chanceuse en fin de compte. Elle a fini par les rejoindre notre grand-mère robot qu’on avait fini par croire immortelle.
La chronologie
Elle a traversé la Deuxième Guerre mondiale. Ça m’a toujours impressionnée. Elle me racontait la faim, la peur quand les sirènes retentissaient sur Paris et qu’elle descendait à la cave avec son bébé dans les bras. C’était mon papa. Elle a traversé aussi la pandémie. Au téléphone elle me parlait de la grippe espagnole. Une autre pandémie, ça ne semblait pas l’affoler plus que ça. Elle était surtout fâchée de ne pas pouvoir fêter ses 100 ans entourée de ses enfants, petits-enfants, arrières petits-enfants. La COVID avait bien mal choisi son moment. « Du brun! », lançait-elle quand elle était fâchée.
La sève
Perdre ma grand-mère, cela me ramène à mon propre rôle de grand-mère, que je tiens désormais depuis plus d’un an. Que laisserai-je à mes petits-enfants, quels souvenirs impérissables, quels ressentis, quelles odeurs, quels sentiments? Quels liens parviendrai-je à tisser avec celles et ceux qui portent les mêmes racines que moi et que ma grand-mère? Quelle sève d’amour et de joie réussirai-je à leur transmettre? Je réalise aujourd’hui, en passant le film de mes vacances chez ma grand-mère, combien ce rôle est important. Être parent, être grand-parent, c’est une responsabilité plus grande que celle qu’on parvient réellement à assumer. « Et l’on sera un jour dans le souvenir de nos enfants au milieu de petits enfants et de gens qui ne sont pas encore nés », écrit Annie Ernaux dans Les années.
La transmission
Les Autochtones ont compris bien avant et bien mieux que nous, les non-autochtones, l’importance de la transmission, le pouvoir de la parole. Enterrer sa grand-mère, c’est enterrer des images, des souvenirs, des histoires qu’on voudrait pourtant transmettre, garder intactes, revisiter. Comment faire en sorte qu’elles ne s’effacent jamais? « Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera…, écrit Annie Ernaux. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera plus qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération. »
Les traces
Comme pour défier cette capacité qu’a le temps d’effacer les traces, j’ai fouillé les archives nationales françaises à la recherche de celles de mon arrière grand-père, son père à elle, dont j’ai tant entendu parler puisqu’il a reçu la croix d’Officier de la Légion d’honneur en 1921 (je ne sais pas où mettre les majuscules tant ces mots ne figurent pas dans mon répertoire quotidien!). Sur du papier jauni par le temps, à l’encre noire et dans une calligraphie dont on admire aujourd’hui le geste, j’ai trouvé des détails sur ses trois blessures de guerre et sur sa bravoure exemplaire. J’y lis les lignes ennemies franchies, les batailles, les tranchées, les assauts, tant de mots qui lui étaient familiers et qui me sont étrangers. Il s’agit pourtant de mon ancêtre. Annie Ernaux a raison. Que reste-t-il de sa vie? Ma grand-mère n’est plus là pour me la raconter.
Les souvenirs
Que restera-t-il de ce lien tissé avec elle pendant mon demi-siècle d’existence, des images déjà flouées par le temps qui me reviennent? Des bribes de joie d’enfant, de rires sur le carrelage chauffé par le soleil d’Espagne entourée des centaines de géraniums qu’elle entretenait avec soin chaque matin. L’odeur pénétrante de ces fleurs et de la semoule au caramel. Les livres qui débordaient des bibliothèques. Les collections de clés anciennes, de fers à repasser antiques qui me questionnaient déjà sur ces époques révolues. Du haut de mes 10 ans, j’effleurais les objets de son musée intérieur à la recherche d’histoires trop vite oubliées. « Dis, ma Loulou, tu l’as vraiment rencontré Salvador Dali? Il était comment? »
Ce qu’il reste
Mes enfants auront visité ce lieu imprégné de souvenirs heureux. Les géraniums fleurissaient encore. Ils y ont bâti d’autres souvenirs, entourés des mêmes objets. Ma fille a gardé précieusement la vieille boîte à musique. La fée danse encore.