Sept minutes
Par daniel-calve
Je suis arrivée dans une clinique en même temps qu’un père accompagné de son fils âgé d’une dizaine d’années. Cellulaire à la main, il semblait donner des ordres très précis à son interlocuteur. Il portait un complet et souliers griffés. Coupe de cheveux irréprochable. L’élégance même. Venait peut-être d’entamer la quarantaine (en années pas à cause de la pandémie…). La réceptionniste m’annonce que j’avais un délai de sept minutes d’attente. Trop aimable, merci.
Je jette un coup d’œil au duo. Le fils est assis sur une banquette, son père vient le rejoindre en s’installant tout près de lui.
Son cell, comme disent les ados, se remet à sonner, papa le prend et le ferme définiti-vement en regardant tendrement son fils : raconte-moi ta journée, Philippe. Le petit se met à parler comme si on venait de changer ses vieilles piles. Tous les deux rient, s’échangent des regards complices. Le père se penche, passe sa main dans les cheveux de l’enfant. Sont seuls au monde. Ces sept minutes m’ont chavirée. Après que le père fut entré dans le bureau, j’ai cherché volontairement le regard du petit. Lorsque ses yeux ont rencontré les miens, il avait un sourire aussi large que le fleuve St-Laurent.
Le lendemain matin, je vais déjeuner au resto. Pas loin de ma table se trouvent un père et sa fillette, elle aussi probablement âgée de dix ans. Ils sont demeurés là une bonne demi-heure. Vous savez quoi? Pas un traître mot n’a été échangé. Sinon que cette phrase du paternel au bout de trente minutes : bon Catherine, on y va? Pourtant, tout au long du repas, j’observais la fillette qui fixait son père attendant vainement de lui quelques mots. Lui, peu bavard, allez savoir pourquoi, avait une fixation sur ses saucisses, ses patates rissolées, sur sa cuiller qu’il tournait inlassablement dans son café. Des fois, il relevait la tête pour jeter un regard autour de lui comme pour étirer le temps. Mais rien pour son enfant. Un rien gros comme le fleuve Machin. Cela aussi m’a chavirée.
L’autre jour, j’avais une furieuse envie d’un hamburger. Je m’assois à une table à l’extérieur d’un casse-croûte. Une femme s’installe à quelques pieds de moi. Elle est accompagnée par une dame qui semble être sa mère, elles se ressemblent comme deux gouttes d’eau. La grand-maman se retourne : mais où est Zack? Dans l’auto, répond la mère, il boude, il voulait aller au McDo. Tant pis pour lui.
Cinq minutes passent. Mamie décide d’aller le chercher. Zack, environ 5 ou 6 ans, apparaît content-content. Il tient dans ses mains un sac de bonbons que la grand-maman lui a sans doute acheté. Nonnn, il ne mangera pas. Nonnnnn, il ne veut pas enlever sa casquette. Non, bon! Les deux femmes s’échangent un regard qui en dit long et parlent ouvertement devant Zack comme s’il n’était pas là.
La mère dit : yé pas un cadeau c’t’enfant-là. Cé toi qui l’élève, reprend mamie. Le garçonnet se met alors à crier : chus pas un cadeau, chus pas un cadeau. Il jette un sac de papier par terre, verse un sachet de sucre dans son verre d’eau, ouvre des contenants de crème et de lait. Soudain les deux femmes se mettent à rire. Le roi Zack rigole. Heureux est-il, le royaume lui appartient. Un royaume gros comme un fleuve pollué. Non, ça ne m’a pas chavirée, ça m’a mis le feu là où le dos perd son nom. Une pensée m’est revenue, j’ignore son auteur : élever des enfants c’est comme tenir un morceau de savon mouillé. Si on le serre trop fort, il jaillit comme une balle. Si vous ne le serrez pas assez, il vous glisse entre les mains. Ce qu’il faut c’est une prise à la fois douce et ferme.
Les Philippe, Catherine et Zack, donnez-leur un peu de votre temps, ne serait-ce que sept minutes… Ils en ont tellement besoin.
Mimi Legault
mimilego@cgocable.ca