La liberté a un prix
Par Josée Pilotte
La vie est un feu roulant qui roule à 100 mille à l’heure. Je le sais, vous le savez, tout le monde le sait.
Dans mon cas, ça fait 17 ans que ça dure.
Semaine après semaine on se bat pour faire notre place ou plutôt prendre notre place. Et quand on pense pouvoir se reposer cinq minutes sur nos lauriers, et bien, ça recommence et on rembarque dans le train, les dents bien serrées prêts pour aller au front. C’est la vie. En tout les cas, c’est la mienne, celle que j’ai choisie.
Puis arrive un évènement comme celui de Charlie Hebdo et là tu frappes le mur, tu tombes sur le cul et tu pleures. Tu te demandes ce qui arrive.
C’est la goutte qui fait déborder le vase. Une grosse claque dans la face que tu n’as pas vu venir. Une prise de conscience que la planète ne tourne plus rond, que l’humanité décline.
Difficile alors comme éditrice d’un journal indépendant depuis 17 ans de réaliser que pour gagner ma vie, j’ai dû piler un peu sur certains de mes idéaux. Des idéaux de liberté, de justice, de vouloir construire un monde meilleur, qui ont été mis à rude épreuve par la corruption, par les crises, l’esprit de clocher où tout le monde se gratte le dos. Et j’arrête tout de suite ceux qui m’accuseraient de ramener à moi un évènement aussi complexe, et à l’échelle loin d’être comparable. Je fais plutôt un parallèle sur une atteinte à la liberté de penser, d’être différent et de dénoncer.
Oui!, c’est triste de constater que finalement, peu à peu, ta fougue, tes idéaux, s’émoussent au fil des ans et que tu as dû faire certaines concessions pour garder ton indépendance, ta liberté d’expression. Tu te rends compte que tu n’as pas toujours eu le courage de tes opinions et du trouble que celles-ci pourraient t’apporter.
Au fil des ans, Accès a été menacé et a subi toutes sortes de pressions pour qu’il ferme sa gueule ou qu’il ferme tout court. Ce n’est certes pas des menaces de mort, mais il n’en demeure pas moins que ça reste des menaces, de l’intimidation si vous préférez. Des «Ma p’tite crisse, m’a te l’fermer ton journal!»… On me l’a servi souvent.
Charlie Hebdo utilisait sa liberté d’expression pour questionner, dénoncer des dogmes, des façons de penser. Ses artisans l’on fait à coup de crayons et ils ont été rayés de la carte à coup de Kalachnikov. Je ne prétendrais jamais mettre en péril notre vie en exerçant notre liberté d’expression chaque semaine dans ce journal. Mais nous sommes quand même confrontés à un état d’esprit pourri qui a comme conséquence d’affaiblir la liberté d’expression.
D’être différent, d’être indépendant et de vouloir faire la différence en dénonçant, en mettant en lumière nos enjeux, ne fait pas l’affaire de tout le monde, croyez-moi. Et quand tu es un journal qui n’est pas payant et qui vit de la pub, attache ta tuque!, ça brasse fort. On est fort pour crier au scandale et se servir des médias (du journal Accès devrais-je dire) quand il est question du «pas dans ma cour», mais quand le scandale touche de trop près, c’est une autre histoire, je vous en passe un papier.
Je me remémore en cet instant les paroles de Charb, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, tombé sous les balles des terroristes qui disait en 2012, suite à de nombreuses menaces de mort, dire préférer «mourir debout, que vivre à genoux».
Se tenir debout ça a un prix. Et un prix qu’on paie fort. La complaisance on aime ben ça dans nos petits journaux régionaux. Ça aussi je vous en passe un papier. C’est facile de passer les communiqués de presse sans changer une ligne, ça n’a rien de compromettant, en plus, les dirigeants aiment bien ça. La bonne nouvelle qui les fait bien paraître c’est toujours winner. Et ceux qui osent questionner, dénoncer, on les traite de casseux de party, de fouille merde…
Alors pourquoi on fait ça sans être désabusé?
On le fait parce qu’on a encore la flamme. On croit que comme média indépendant, faire la différence dans notre communauté -aussi petite soit-elle – est essentielle.
On le fait parce que je crois encore que la liberté d’expression est un droit qu’on ne devrait jamais mettre en péril. On a rappelé dans les médias que «la liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas». Et que c’est dommage de reconnaitre ou d’apprécier ce qu’on avait, une fois qu’on l’a perdu.
Après avoir dit tout ça, après avoir énoncé des idéaux, la triste réalité me rattrape. Et j’ai honte de vous dire que j’ai dû apprendre à devenir prudente lorsque j’exerce mon droit d’expression. Ou devrais-je dire le «privilège» d’exercer cette liberté d’expression. Car exercer un droit, implique des devoirs, des responsabilités qui peut avoir de lourdes conséquences.
Tout ça pour vous dire que quand j’ai eu à exercer ma liberté d’expression dans ma carrière d’éditrice, j’ai dû faire face à un choix: celui de dénoncer ou bien de fermer ma gueule.
Ce qui est arrivé avec les évènements récents, c’est que j’ai pris conscience que la liberté a non seulement un prix, mais elle a aussi ses limites: celles que nous imposent le respect de la liberté des autres; et celles que nous nous imposons.
La question est alors de savoir laquelle est la pire?