Le bonheur est dans la recette
Par Josée Pilotte
Par moment, je rêve aussi d’une cantine itinérante du style food truck, comme dans le film Le fils de l’épicier, où le sentiment de liberté est une carte postale sur ce que pourrait être le bonheur. Bref : la bouffe est souvent au centre de mes fantasmes et mes meilleurs souvenirs se déroulent autour de la table.
L’odeur d’une tarte chaude à la rhubarbe me fait immanquablement voyager jusqu’à ma petite enfance où je revois ma grand-maman Maria habillée de son tablier rose, les deux mains dans la pâte à tarte. Tout comme l’odeur de truffe en automne me rappelle un soir mémorable en Toscane avec mon chum. Ou encore, la sauce à spag’ de ma mère durant mon adolescence, sur la 70e avenue à Chomedey, Laval. Le homard et le beurre chaud de chez Barnacle Billy’s dans le Maine me rappelle à coup sûr les réunions en famille. Tout ça pour dire que, pour moi, la vie se fragmente en une multitude de petits souvenirs goûteux pour le palet et les yeux, tout comme elle se partage en pointes comme une tarte bien chaude de grand-maman Maria.
Je lui ai d’ailleurs demandé l’été dernier son vieux livre de recettes personnel annoté de sa main. J’en rêve depuis des années.
Fait cocasse : la chicane a pogné entre le cousin Charles pour savoir qui, entre lui ou moi, allait hériter des secrets de famille culinaires de Maria. Chacun y est allé de son plaidoyer. J’ai même osé pousser la note jusqu’à dire qu’à titre d’aînée des petits-enfants, il était normal que ça me revienne. Lui de répondre qu’étant chef de métier, il était tout naturel qu’il l’ait en sa possession…
Mais Maria a mis très rapidement fin à notre discussion en nous balançant :
– Calmez-vous les enfants, y’en a plus de livre de recettes, je l’ai perdu dans le déménagement!
– Comment ça, PERDU?!
– Je ne sais pas. Je l’ai perdu. Point final.
Mais ma grand-mère a beau avoir 91 ans, elle n’est pas vieille pour autant. Elle ne souffre ni d’Alzheimer ni d’une quelconque maladie de vieux de ce genre. Alors, comment pouvait-elle l’avoir perdu entre la maison aux mille odeurs de mon enfance et la fameuse maison de vieux? Nous étions catastrophés!
Fallait nous voir les deux moineaux, les baguettes en l’air à essayer de comprendre ce qui nous semblait totalement invraisemblable.
On lui disait à tour de rôle que tout ça n’était pas possible, qu’elle faisait erreur, qu’elle avait dû le ranger quelque part, que les vieux, ça range tout et ça oublie après. Que quelqu’un l’avait emprunté, l’avait volé au pire. Que ce livre était précieux pour nous…
– Ça vaut de l’or grand-m’man, tu comprends? Y’a pas pu disparaître comme ça, merde! Y’a sûrement quelqu’un, quelque part, qui l’a vu?!
Mais non, il avait tout simplement dis-pa-ru comme par magie.
Pas besoin de vous dire que nous étions déçus, le cousin et moi, d’avoir perdu le livre de nos souvenirs gustatifs comme ça. En plus, les explications de Maria étaient douteuses. Remarquez qu’elle est comme ça ma grand-mère; la nostalgie ce n’est pas son fort.
– Vous allez vous en remettre, nous a-t-elle dit. Y’a pas de quoi en faire un drame! Un vieux livre de recettes, franchement…
Moi qui suis de la génération des TV dinner et du Kik Cola, où dans les années 80 et 90, il y avait plus personne à table, la clé dans le cou après l’école, avec mon repas congelé,prêt à aller à 400 au four… Ce n’est pas étonnant que mon rapport à la bouffe s’imprègne de mes souvenirs d’enfance, de bons plats mijotés par grand-maman. Ce réconfort, cette sécurité que je ressentais chaque fois que je sentais les bonnes odeurs qui émanaient de sa cuisine sont aujourd’hui des valeurs qui, je pense, sont recherchées par le mouvement foodie : le partage des plaisirs de la table, l’amitié, la famille.
Au fond, la vie n’est-elle pas comme un vieux livre de recettes annoté de la main de nos aïeuls?
Car même si Maria n’est pas nostalgique, il reste que la disparition de ce vieux livre de recettes représente bien plus qu’une succession de pages annotées. C’est une partie de mes souvenirs d’enfance qui disparaît. Tout comme le secret de la fameuse recette de bisque de homard de Maria la Gaspésienne.