Les intouchables
Par Josée Pilotte
En sortant de l’épicerie la semaine dernière, les yeux aveuglés par le soleil printanier, j’aperçois un vieil homme au visage creusé par les années, habillé d’un habit de Ski-Doo comme dans le temps malgré les 10 degrés ressentis ce jour-là.
En dépit de son accoutrement hivernal qui lui donnait l’air du bonhomme Michelin avec un sourire édenté, le vieil homme avançait vers nous avec détermination, je dirais même qu’il était investi d’une mission très précise : nous, les deux moineaux avec leurs sacs d’épicerie dans le stationnement du Metro à Saint-Sauveur.
– Scusez, me passeriez-vous votre cellulaire?
– Euh…
– Faut que j’appelle au Centre d’hébergement de Laval pour savoir s’ils ont de la place ce soir…
– Euh…
– Chu dans rue astie, pis c’est ben compliqué au Québec, c’est pas comme en Ontario, parce qu’en Ontario, si t’es dans marde, ben c’est la SQ qui vient te chercher pis ils t’amènent direct dans un centre… alors qu’icitte, ben icitte…
On ne lui a pas donné la chance de nous dire la suite de son histoire. Mon chum pis moi on s’est regardés du coin de l’œil et on lui a tendu notre cellulaire du bout des doigts. Et comme dans un film triste, s’est déroulée sous nos yeux la scène d’un homme en détresse.
– Astie! Aide-moi donc, ché pas comment ça marche ces affaires-là de cellulaire. Ils me disent de faire le 1, pis le 2, pis moi faut juste que je parle à quelqu’un…
On a fait les étapes pour lui et au bout de quelques minutes, on a enfin entendu une voix humaine au bout de la ligne.
-Allô! Allôôô?! Oui, bon. Mon nom est Jean-Guy Tremblant (nom fictif), chu dans rue, j’ai emprunté le téléphone d’un monsieur (c’est vrai que les cabines téléphoniques se font rares de nos jours), y a-tu de la place pour moi ce soir? 1955, oui, c’est ça. 61 ans (il en avait d’l’air du double). BS, oui, sur le bien-être social. J’sors de l’hôpital de Sainte-Agathe, j’ai fait du pouce jusqu’ici. Hum… Traité pour trouble… mental.
Cette dernière phrase, il l’a chuchotée à son interlocutrice. Par pudeur, sans doute ce qu’il lui restait de plus précieux avec sa dignité. Mais à son grand désespoir, elle lui a fait répéter et là, le vieil homme s’est mis à crier sa vie au bout du cellulaire de mon chum. Il a hurlé son désespoir et sa honte à grands coups de blasphèmes. Je dois avouer que j’étais moi-même surprise de la panoplie de questions qu’elle lui posait. Il n’était pas en train de se réserver une place au Club Med à Punta Cana, mais bien une place pour passer une nuit au chaud dans un centre d’hébergement.
– Jean-Guy Tremblay, ça je vous l’ai déjà dit… Pouvez-vous faire ça vite? Je vous dis que j’ai dû emprunter le téléphone d’un inconnu pour vous appeler.
J’ai regardé mon chum un peu mal à l’aise. On lui a dit de ne pas s’inquiéter pour nous… à part le petit pot Häagen-Dazs (aux noix de Macadamia décadentes) qui était possiblement en train de fondre dans le fond de notre sac, y’avait pas le feu. Quant à mon fils qui faisait le piquet devant le mont Saint-Sauveur depuis une bonne demi-heure, ça #travaillerait juste sa patience.
Bref, ça n’en finissait plus de finir. Un peu plus et on lui demandait la couleur de ses bobettes. Le pauvre homme était au boutte de ses nerfs. On peut comprendre vu les circonstances. Un homme en détresse, qui cherchait vraisemblablement à s’en sortir, par tous les moyens. Et qui se retrouvait confronté à un système qui le déshumanisait, qui le scannait, qui le passait à l’interrogatoire. Un système qui attisait sa rage contre la planète. Qui renforçait son sentiment de rejet, d’abandon.
Et arrivant au bout de sa patience, il a haussé le ton d’un décibel et il a craché : « Mangez donc toute d’la marde! » et il a raccroché.
Et je ne sais pas pourquoi, mais j’ai revu la scène dans le film Le dîner de cons, avec la fameuse réplique de Thierry Lhermitte : « Non mais le con, il a oublié ma femme! ».
Dans son cas, il avait oublié l’objectif de son appel : obtenir une place où dormir pour la nuit.
Après nous avoir rendu le téléphone, on était complètement estomaqués de la scène à laquelle on venait d’assister. On se confondait en excuses, tellement désolés pour lui et aussi dépourvus que lui de ne savoir comment l’aider. Avant qu’il ne tourne les talons, on s’est empressés, mon chum et moi, de fouiller nos poches à la recherche de monnaie (en ce maudit temps des cartes de débit) qu’on lui a tendue encore du bout des doigts.
Je vous vois venir à la lecture de ma chronique : sommes-nous rendus une société schizophrène, partagée entre un sentiment de charité chrétienne et celui de dédain mêlé à de la peur? Ce n’est pas facile de ne pas tomber dans le jugement. Imaginez que l’on ait trouvé un chiot abandonné. On ne se serait jamais posé la question. On l’aurait pris avec nous, on l’aurait nourri, on en aurait pris soin.
Alors pourquoi on ne l’a pas fait avec un être humain? Cet homme méritait qu’on s’en occupe.
Cet homme représentait peut-être tout ce qu’on n’aime pas voir, en tant qu’individu et comme société : la faille, voire l’échec de notre système social. Et l’échec de ce qu’on est.
Tout ça pour vous dire qu’après avoir repris chacun notre chemin respectif, je me demandais qui de nous était le plus démuni.