Maria
Par Josée Pilotte
J’aimais profondément passer une partie de mon été dans cette maison aux odeurs réconfortantes. Et comme il n’existait ni téléphone cellulaire ni console Nintendo pour me divertir, mes journées se résumaient à pêcher, à me baigner et à rêvasser.
Parfois, je me risquais à marcher quelques kilomètres pour faire une razzia de bonbons à une cenne au Real Truck Stop sur le bord de la 401. Je me rappelle encore de l’odeur de l’essence, mêlée à celle des vieux routards. Bref, tout ça pour vous dire que la vie était toute simple dans la maison de mes grands-parents.
Il me semble que c’était hier tout ça. Pourtant, la maison de mes aïeux a été vendue. Nous sommes devenus grands. Ils sont devenus vieux. Mon grand-père nous a quittés, laissant sa douce moitié de 70 ans de vie commune affronter seule la vie. Elle n’a plus la vue sur le lac Saint-François, mais sur d’immenses arbres quelque part dans un appartement à Vaudreuil. Et moi, eh bien, il y a belle lurette que je ne prends plus le temps de rêvasser, les deux pieds au bout du quai.
Les chances pour que ma vie professionnelle m’amène à dormir chez ma grand-mère étaient aussi probables qu’une météorite tombe sur Saint-Sauveur.
Mais le hasard fait bien les choses parfois. Et je ne parle pas de la météorite. Les aléas de ma vie professionnelle m’ont donc amenée à Vaudreuil pour deux jours.
À 91 ans, ma grand-maman – Maria – est une vraie force de la nature. Je vous raconte cela aujourd’hui parce qu’elle m’impressionne tellement par sa capacité d’apprécier la vie que je voulais que vous aussi la connaissiez un peu.
Elle m’attendait donc les bras grands ouverts. Heureuse de me recevoir comme quand j’étais toute petite, mon baluchon sous le bras venant squatter quelques jours chez elle.
On a d’abord été rendre visite à ma tante. Après avoir monté trois étages à pied, je lui ai lancé tout de go : « Voyons grand-maman, tu n’es même pas essoufflée! Tu es donc ben hot! » Elle s’est juste retournée avec un grand sourire… « Je suis en forme, tu sais ma grande! »
Après avoir fait jasette, nous sommes retournées chez elle comme deux jeunes ados prêtes à faire les 400 coups.
À notre arrivée, elle n’a pas voulu prendre l’ascenseur, on a donc monté à pied (encore!).
Je l’ai observée du coin de l’œil me faire à souper comme si de rien n’était. Au menu : côtelettes de porc cuites au beurre. Imaginez un peu comment j’ai dû piler sur mon orgueil et sur ma diète, ne mangeant pas de viande, et encore moins cuite au beurre. Imaginez le stress qu’ont pu vivre mes artères! Suivie de rien de moins que des patates pilées, savoureusement mélangées à du beurre et du lait 3,25 % « full hormones ».
Ensuite, asperges cuites vapeur, avec un petit verre de blanc gardé au frais pour l’occasion. Ah oui, j’oubliais du pain fait maison aussi!
Je dois avouer qu’elle m’a eue… J’ai tout mangé avec appétit!
« Dis-moi, grand-maman, pensais-tu vivre aussi vieille? » « Pauvre-toi, j’y ai jamais vraiment pensé, mais je me souviens que ma sœur m’appelait et me disait : » Peux-tu croire Maria que je suis rendue à 95 ans et que je suis encore là? Veux-tu bien me dire qu’est-ce que je fais encore sur cette terre? » Et je lui ai répondu : »Est-ce que tu es en forme Armine? Es-tu en santé? Ben si oui, pose-toi pas de question et continue le chemin de la vie. » »
Ça, c’est ma grand-mère. Pragmatique jusqu’au bout des ongles. C’est peut-être elle qui a raison avec ses côtelettes au beurre au fond, faut pas trop se poser de questions et oser vivre sa vie.
Du plus loin que je me souvienne, elle a toujours fait de l’exercice. Encore aujourd’hui, elle marche tous les jours ou presque. Lit un livre par semaine. Écoute de la musique. Depuis que mon grand-père est décédé, elle s’est refait un cercle d’amies et joue aux cartes tous les soirs. Elle se dit très chanceuse d’avoir toute sa tête, remercie le bon Dieu tous les jours d’être en santé. Regarde en avant, jamais en arrière. Aime la vie. Sa vie.
Après avoir papoté toute la soirée, bu notre thé, les deux heureuses et assises dans notre La-z-boy, elle m’a dit :
« Bon ben, je pense que c’est l’heure d’aller se coucher ma grande! »
J’ai comme réalisé que le seul endroit où je pouvais m’allonger à part rester assise dans le La-z-boy toute la nuit était son lit.
Je me suis donc couchée à la place de mon grand-père, dans un petit lit double. Et quand ma grand-mère m’a rejointe dans le lit, je lui ai demandé si elle avait toujours dormi avec grand-papa dans un lit aussi petit.
« Qu’est-ce tu penses, bien sûr que oui! Et puis, c’est tellement l’fun de se coller en cuillère sur son amoureux! »
« Vu de même », lui ai-je dit. N’empêche qu’elle a dû l’aimer son Armand pour être aussi proche de lui comme ça pendant 70 ans! Ça l’a fait bien rire.
J’ai donc dormi, un pied dans le vide, les bras collés le long de mon corps, les yeux grands ouverts fixant le plafond retenant presque mon souffle pour me faire toute petite. Mais l’odeur des draps frais et propres est venue me rappeler mon enfance, me plongeant dans un état de sommeil semi-réel.
Cette soirée presque improvisée (mais comme paraît-il, il n’y a pas de hasard dans la vie) chez ma grand-mère m’a fait prendre conscience de cette part d’enfance qu’on a tous enfouie au fond de nous, derrière une lourde carapace qu’on s’est forgée en vieillissant.
Et voilà qu’une simple odeur de draps propres à la senteur de notre enfance et de patates pilées au beurre nous branche directement à notre cœur d’enfant.
Un moment privilégié me direz-vous? Oui, un doux moment de bonheur. On réalise bien humblement qu’il n’y a rien de plus touchant que l’Amour.
Merci. Je t’aime grand-maman.
PS : Et vous savez quoi? Le matin, à mon réveil, il y avait des muffins aux carottes (pas sucrés) maison qui m’attendaient. Non mais, elle est-tu pas belle la vie, hein?! 🙂