Champlain Charest et Jean Paul Riopelle : Une amitié indéfectible
Par Rédaction
Par Daniel Giguère – Si nous savons tous que 2023 marque le centième anniversaire de naissance de Jean Paul Riopelle, né le 7 octobre 1923 à Montréal, peu d’entre-nous connaissons la formidable et profonde amitié qui a uni Riopelle et Champlain Charest, propriétaire du mythique Bistro à Champlain, mais surtout un passionné d’art et de bon vin. C’est grâce à lui si le célèbre peintre s’est installé ici, dans les Laurentides, et plus particulièrement à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson/Estérel dans les années 70.
Rencontre avec un homme d’exception
Radiologiste, pilote d’avion, restaurateur, collectionneur. L’homme qui nous accueille chez lui en ce magnifique après-midi de juin est à l’image de son ami aujourd’hui disparu, une véritable force de la nature. Même si l’âge lui impose tout naturellement quelques contraintes, son esprit reste vif et sa mémoire, d’une grande justesse. Dans le salon où il nous reçoit, les œuvres de Riopelle abondent et témoignent de l’incroyable talent du peintre, lequel se confirme dès son plus jeune âge. Une vocation qui ne sera jamais remise en question malgré un environnement familial rigide et une mère très catholique
qui n’acceptait pas la voie qu’empruntait son fils. Une blessure que Riopelle gardera toute sa vie.
Mais revenons à cette improbable et pourtant fascinante amitié entre les deux hommes. Car Champlain et Riopelle n’avaient au départ que bien peu de choses en commun, sinon la plus importante peut-être. Leur passion pour la chasse et la pêche. Une passion qui s’étendra bien au-delà la forêt laurentienne puisque les deux hommes ont parcouru l’immensité du Grand Nord à la découverte du peuple inuit. Des épopées qui ont profondément façonné leur amitié tandis qu’ils partageaient la vie et l’intimité de ce peuple extraordinaire. Sans compter les voyages sur l’île d’Anticosti, L’Isle-aux-Oyes, et la Côte-Nord où ils allaient régulièrement à bord de l’avion de Champlain Charest.
Paris, et le tir au poignet
Leur toute première rencontre aura lieu à Paris en 1968. Un moment que l’ancien restaurateur n’oubliera jamais. C’est après un stage en radiologie en Suède qu’il en profite pour visiter l’atelier du peintre déjà célèbre.
« Gérard Beaulieu, un ami qui avait une maison à l’Estérel, aimait beaucoup la peinture. Il avait acheté des tableaux de Dallaire, Borduas, etc. Un jour il me dit : Je m’en vais à Paris rencontrer Riopelle, est-ce que ça t’intéresse? »
La suite est digne d’un film. Champlain raconte cette première visite à l’atelier. « Durant la visite, il y avait un tableau qui m’intéressait, et j’ai demandé à Riopelle s’il ne voulait pas le vendre. Il n’a rien répondu. Plus tard dans la soirée, on était dans un club qui s’appelait le Rosebud, il me dit : T’es fort toi, viens on va tirer aux poignets. » Nous voilà à plat ventre dans une petite rue du Quartier latin, vers trois heures du matin, et l’enjeu c’était le tableau que j’avais vu dans l’après-midi. « Si tu me renverses, t’as le tableau. » Et c’est comme ça que j’ai eu mon premier Riopelle. »
Ne voulant pas collectionner les œuvres comme si on lui en faisait cadeau, Champlain se rend dès le lendemain à la galerie Maeght où il achètera son premier tableau, qui s’appelait Sainte-Marguerite. « Je l’ai acheté pour le nom, mais c’est les îles Sainte-Marguerite, dans la Méditerranée, près du cap d’Antibes. »
Les deux hommes se quittent ainsi, mais une semaine plus tard, revenu à Montréal, Champlain reçoit un appel. « C’est Riopelle. Je suis à l’aéroport, viens me chercher. »
L’aventure commence
Durant cette période, Riopelle fera de fréquents aller-retour entre la France et le Canada. « Quand il arrivait ici, il restait chez moi, à Montréal, mais surtout à ma maison de l’Estérel. Il restait seul durant la journée, mais on venait le voir tous les jours après mon travail. Riopelle n’aimait pas rester seul trop longtemps. Il avait besoin de voir des gens. C’était un homme très sociable, pas taciturne du tout. Il y avait toujours quelqu’un qui venait le voir et il aimait le monde. »
Une opinion que partageait l’artiste peintre Madeleine Arbour. Dans une entrevue qu’elle accordait à Radio-Canada dans les années 70, elle insistait sur les différents aspects de la personnalité de son ami Jean Paul Riopelle. « Son atelier sera dans les Laurentides, expliquait-elle en montrant les plans du futur atelier, et il retrouvera ce qu’il aime du Québec. Les amis les plus simples. Les gens les plus près de la nature. Il n’y a rien d’intellectuel dans ce gars. C’est une bête sauvage! »
Une description que n’aurait pas reniée Riopelle lui-même. « J’aime la pêche, disait-il aussi à Radio-Canada, alors j’ai besoin d’un endroit où il y a beaucoup de lacs. » La municipalité de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, qui compte une cinquantaine de lacs, était le lieu tout désigné.
C’est en 1972 que la relation entre les deux hommes prend un nouveau tournant, scellant leur amitié pour toujours.
C’est en effet cette année-là que Champlain Charest décide d’acheter un terrain à côté de sa maison à l’Estérel, où il fera construire le fameux atelier qui deviendra la maison de son ami jusqu’à la toute fin de sa vie, en alternance avec L’Isle-aux-Grues.
« Il habitait chez nous, il restait chez nous. Il venait passer une semaine, quinze jours. On allait à la chasse, on faisait de la pêche, etc. À tel point que j’ai acheté le terrain, j’ai fait construire son atelier, parce que c’est moi qui m’occupais de tout avec le même constructeur que ma maison. Riopelle était tellement content. C’était un plaisir énorme. Pour moi, c’était tout naturel. »
La maison-atelier sera achevée en 1974. Sa « migration » entre la France et le Canada, comme le disait affectueusement sa fille Iseult Riopelle, se poursuivra pendant de très longues années et au rythme des saisons.
« Sainte-Marguerite, rappelle Champlain, c’était la place de l’été, du printemps et un peu de l’hiver alors que L’Isle-aux-Oyes et L’Isle-aux-Grues, c’était l’automne. C’était la chasse aux oies et pour le vol des oies. Pour lui, c’était d’une grande importance dans sa peinture. Au fond, Jean Paul, c’était un chasseur d’images. »
Champlain, restaurateur
En parallèle à tous ces voyages qui inspiraient le travail de l’artiste, il y avait la vie au quotidien, et bien sûr le Va-nu-pieds, premier restaurant ouvert par Champlain et qui deviendra en 1987 le fameux Bistro à Champlain. Restaurant emblématique de la région, réputé pour sa cave à vin exceptionnel. Là aussi, l’influence de Riopelle a été décisive, au point de convaincre son ami d’acheter en 1974 ce qui était à l’époque un magasin général, et qu’un promoteur de la région voulait démolir pour y faire construire un motel. Champlain raconte.
« Jean Paul était en train de bâtir son atelier à l’automne 1973 et venait se promener dans le village. Il discute avec le père Lavigne, le propriétaire du magasin général à l’époque, qui lui raconte ses déboires. Lui ne voulait pas quitter, mais tout le monde l’encourageait à vendre, alors il n’était pas content de ça. C’est plus tard, en janvier ou février 1974, que Jean Paul m’appelle de Paris en disant : « On n’est pas pour laisser faire ça, construire un motel dans la plus vieille maison du village. Achète-le! » Faut dire que Jean Paul n’appelait jamais quand il quittait. C’est un gars qui n’appelait personne. »
La suite entrera dans la petite histoire de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson. Une folle aventure marquée par d’innombrables péripéties pour le radiologiste devenu restaurateur.
Le chant du cygne, ou plutôt l’envol de l’oie blanche
Les années passent, les voyages de chasse et pêche se succèdent pour les deux hommes et leurs amis. C’est en 1986 que Jean Paul Riopelle connaîtra l’amour à nouveau.
Huguette Vachon entrera tout à fait par hasard dans la vie de l’artiste, mais cette rencontre sera déterminante. Dans son très beau livre qu’elle a fait paraître chez Leméac en février 2020, Jean-Paul : fenêtres intimes, voici comment elle décrit cette incroyable journée tandis que Riopelle arrive à la boutique d’encadrement où elle travaille.
J’étais béate. Sous le choc.
Riopelle vint vers moi.
J’étais figée derrière ma table de travail.
Son « Bonjour madame » me scia.
J’avais devant moi un mythe!
Riopelle savait de quoi il était fait, il connaissait parfaitement la portée de son charisme.
C’est avec assurance et détermination qu’il m’offrît
une cigarette. Tout simplement.
[…]
Je remarquai qu’il tremblait un peu.
Mais ce n’était pas d’émotion.
Je ne voyais plus ni le peintre ni le chauffeur qui l’accompagnaient.
Coup de foudre. Le temps s’arrêta net.
On recommande chaudement ce livre ainsi que les balados réalisés par Stéphane Leclair et Jérémie McEwen sur Ohdio. Des balados retraçant la vie de Riopelle et dans l’un desquels Huguette Vachon se confie sur cette fabuleuse histoire d’amour. Notons également le film de Pierre Letarte sorti en 1982 sur Riopelle, et qu’on peut toujours visionner sur le site de l’ONF.
La santé déclinante, Riopelle s’installera définitivement au Québec en 1990 et ne retournera plus en France, ce qui ne l’empêcha pas de créer son œuvre-testament : Hommage à Rosa Luxemburg, en mémoire à Joan Mitchell, décédée en 1992 et qui avait été sa compagne pendant vingt-cinq ans. Il terminera ses jours à L’Isle-aux-Grues avant de s’éteindre le 12 mars 2002.
Si son départ a marqué les esprits, il reste plus que jamais présent chez ceux et celles qui l’ont aimé et côtoyé durant toutes ces années, à commencer bien sûr par Champlain Charest à qui nous cédons la parole en guise de conclusion.
« Jean Paul a été tout pour moi. Il était hors norme. La chose la plus importante que j’ai réalisée dans ma vie, c’est de ramener Riopelle au Québec. Il est parti comme les oies s’envolent vers le Nord chaque année. Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à lui. »
* Nous tenons à remercier chaleureusement le docteur Robert Lavigne, fondateur de la Société d’histoire de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson et d’Estérel pour son entrevue audio avec Champlain Charest au printemps 2002. Sa contribution à être essentielle pour la réalisation de l’entrevue 2023.
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SAVIEZ-VOUS QUE ?
Le vendredi 29 septembre à 17 h 30, au Café O’Marguerites, vous pouvez assister gratuitement à la diffusion du film Les oies de Jean Paul Riopelle en compagnie du réalisateur Jean-Luc Dupuis.