Huguette Vachon : Les amours éternels
Par Rédaction
Par Daniel Giguère – Jean Paul Riopelle décède à L’Isle-aux-Grues à la fin de l’hiver 2002. Quelques semaines avant l’arrivée des oies blanches. Une migration qu’il attendait avec un immense bonheur. Pour la chasse bien sûr, mais aussi, et peut-être surtout, pour la seule présence de cet oiseau emblématique qui a marqué le travail de l’artiste au point d’être indissociable de son œuvre. L’élégance de leurs envolées sur cette petite île battue par les vents et où, selon Riopelle, on retrouvait les plus beaux couchers de soleil au monde, ont suffi à le convaincre que c’est à cet endroit, au milieu du fleuve Saint-Laurent, qu’il allait finir ses jours.
Du quai de Montmagny, ce bout de terre s’étire à l’horizontale dans un relief à peine dessiné par des arbres regroupés le long de son littoral. À son extrémité ouest, sur L’Isle-aux-Grues, on reconnaît la Réserve naturelle Jean Paul Riopelle. À l’est, isolée au printemps et à l’automne par les grandes marées recouvrant les battures, se trouve L’Isle-aux-Oyes et « la mairie ». Atelier où l’artiste a réalisé des toiles inspirées des oies blanches et son œuvre-testament, Hommage à Rosa Luxemburg.
La journée est pluvieuse, assez froide pour un mois d’août. Le traversier se fait chiche de ses traversées. Seulement un aller-retour par jour pour les quatre prochains jours. Impossible d’aborder l’île dans ces conditions. Elle restera isolée, ombrageuse et grise comme un jour de novembre.
L’entretien avec Huguette Vachon se poursuivra donc par visioconférence et quelques échanges de courriels. Malgré la distance qui nous sépare, et mon retour à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, la dernière conjointe de Jean Paul Riopelle se fait généreuse de son temps, et n’hésite pas à replonger dans ses souvenirs.
Car Huguette Vachon porte toujours en elle les derniers moments de la vie du peintre. Non comme un deuil inachevé, mais parce que cette très vieille maison de L’Isle-aux-Grues reste imprégnée par la présence de son grand amour. « Le manoir qu’il avait si longtemps rêvé d’habiter était devenu son refuge, confie-t-elle dans son livre Jean-Paul : fenêtres intimes, paru en 2020. Ce fut la seule propriété qu’il habita et qui ne se métamorphosa pas en atelier de travail. Il choisit de son propre chef de déserter ces cycles de créations qui venaient à lui naturellement, comme une respiration. »
Pour un homme qui n’avait rien connu d’autre qu’une vie d’artiste et de liberté, l’abandon du geste créatif aurait pu l’amener vers la dépression, ou un déclin cognitif souvent irréversible et très douloureux même pour ceux qui partagent la vie de ces êtres exceptionnels. Mais ce serait très mal connaître Jean Paul Riopelle. S’il ne touchait plus aux pinceaux, ou les peintures en aérosol, les tableaux se composaient autrement et littéralement sous ses yeux. Et l’homme, quoique lucide de sa condition, profitait malgré tout de ces très beaux moments.
Car l’île offrait au peintre tout ce dont il avait désormais besoin. Une fête permanente pour les yeux et les sens. Tous ces éléments se déployant devant lui (l’envolée des oies, le paysage époustouflant, les vents puissants et indomptables, et sans parler des couchers de soleil) suffisaient à créer des tableaux vivants. « Vivre sur l’île le mettait dans un état d’émerveillement permanent, confit Huguette Vachon. Juste les couchers de soleil, il les vivait intensément chaque soir parce que la lumière n’était jamais la même. Un de ses plus grands plaisirs, c’était aussi de faire des siestes sous les arbres. Il humait l’air ambiant, il entendait le bruit des vagues. Ses sens étaient toujours en éveil. »
Entre le bruit et la fureur, l’inéluctable déclin
Dans l’entrevue qu’elle accordait à Stéphane Leclair pour le balado Dépeindre Riopelle, sur Ohdio, Huguette Vachon rappelle que malgré la santé déclinante du peintre, il était hors de question qu’il finisse ses jours dans un CHSLD. Chaque fois qu’il faisait un séjour à l’hôpital, elle n’avait qu’une idée en tête. Il fallait à tout prix le ramener sur l’île. Si les plus optimistes le voulaient éternel, Huguette et Jean Paul étaient conscients que la déchéance mettait la table à l’implacable finalité qui arrivait à grands pas.
« Bien sûr qu’il avait peur de la mort, comme tout le monde, mais Jean Paul y faisait face avec détermination. Comme un bateau dans une mer en furie. Impossible d’y échapper. Il fallait l’affronter. Et comme il était très dur avec son corps, pas question pour lui de s’apitoyer sur son sort. On avance, on continue jusqu’au bout. »
Les mois précédant sa mort, il ne parlait presque plus. Il refusait depuis un certain temps déjà les appels téléphoniques, ne voyait que ses amis les plus anciens. « Ils étaient témoins de ce plongeon dans les eaux troubles de l’abdication. » Paradoxalement, il trouvait un peu de repos dans la turbulence des éléments, dans le bruit et la fureur d’une île qui se donnait en spectacle quotidiennement. Une nature indomptable et devant laquelle il s’inclinait de bonne grâce. « C’était un être mystique, très contemplatif. Il était amoureux du fleuve et des vents violents qui balaient avec force la pointe de L’Isle-aux-Oyes. »
Huguette Vachon encore, dans son livre Jean-Paul : fenêtres intimes.
Je reconnais – et connais par cœur – le chemin de gravier, souvent inondé.
Cette petite route qui fermait nos soirées au retour de nos fêtes.
On a vu les aurores boréales. On s’y est arrêté. Souvent.
Que pour s’émerveiller, se faire plaisir.
Ce chemin, combien de fois parcouru, pour le bonheur de l’ivresse.
Dans la liberté de savoir qu’on y vivait seuls, sur notre île.
« Jean Paul adorait la solitude, mais il aimait aussi profondément les gens, insiste Huguette. C’était un homme fragile, angoissé, qui craignait les séparations, de perdre ses amis. Pour lui, la vie n’était pas et n’a jamais été un long fleuve tranquille. »
Sans doute la raison pour laquelle il a tant aimé cette île puisqu’elle baigne au milieu d’un fleuve qui lui ressemblait tellement. Une fusion désormais intemporelle entre l’homme et la nature car l’île et le peintre ne font désormais plus qu’un, et ce, pour toujours.
Devoir de mémoire, et de pérennité
Terminer cet entretien sans parler du présent, mais surtout de l’avenir, serait passé à côté de l’essentiel. Les projets ne manquent pas, toujours en lien avec l’artiste. « Il y a encore tellement de choses à dire », confie Huguette Vachon qui parle de l’écriture d’un nouveau livre.
Et puis ce projet qu’elle chérissait depuis des années. Un petit musée dans l’île de 125 habitants à la mémoire de son amoureux. « C’est un cadeau pour Jean Paul. Pour lui donner son lieu et pour assurer sa pérennité sur cette île qu’il a tant aimée. »
Elle a confié à l’architecte Pierre Thibault le soin de concevoir ce qui se veut un musée-atelier où il y aura bien sûr des expositions permanentes des œuvres du peintre, mais d’autres événements culturels également, comme de la musique et du théâtre.
Terminons ce bref survol par les mots de celle qui fût une compagne et une amoureuse indéfectible, et qui préserve la mémoire du peintre avec passion et détermination.
Je suis arrivée dans l’univers de Jean-Paul assez aveuglée, un peu prise au dépourvu.
[…] Dans tout ce chaos, la planète amoureuse, celle qui m’était dévolue, occupait une grande place. Une planète privilégiée, tissée serré, hermétique, que tout ce que j’aimais, mes enfants et ma famille, habitaient. Cette planète amoureuse était modelée de murmures, de confidences, de baisers, de tendresse et d’amour. De confiance, de solitude et d’abandon, aussi.
Cette bulle d’amour était tellement étanche, solide que, là, les peurs, les angoisses, les cris étaient permis.
Et là où il est permis de vivre, on reste.