Le neuroscénariste
Entretien avec Luc Dionne
Quelque part dans les Pays-d’en-Haut, un matin froid d’avril, j’étais fébrile à l’idée de rencontrer l’homme qui avait fait la une du tout premier numéro de votre journal Accès, le 10 avril 1998, soit 20 années passées.
La pression était forte, et pour cause. D’abord parce qu’on n’a qu’une seule fois 20 ans et, donc, une seule chance de faire bonne impression. Ensuite, parce qu’il s’agit de nul autre que Luc Dionne qui, au-delà d’être un trompettiste de formation, est surtout connu pour être un auteur et un réalisateur au sommet de son art.
Comme interviewer, il n’y a aucune marge d’erreur quand vient le temps de rencontrer quelqu’un dont le principal métier est d’écrire. Échanger avec un homme de la trempe de mon invité, c’est l’équivalent de converser avec un athlète professionnel, car c’est littéralement ce qu’il est dans sa discipline. Ma routine préparatoire a beau s’apparenter à celle d’un coureur de fond, je m’apprêtais à rencontrer un ultramarathonien; un qui, chaque semaine, pour le compte de la série District 31, doit livrer aux alentours de 150 pages de textes. (N’ajustez pas vos yeux, j’ai bien dit 150 pages… par semaine. Chaque… semaine.)
Depuis 20 ans, qu’est-ce qui s’est passé?
« J’ai moins de cheveux… à part ça, vraiment pas grand-chose! » L’homme qui a fourni spontanément cette réponse, représentative de la cordiale autodérision qu’il incarne, n’a pas tout à fait tort sur l’absence de changement au niveau de ses valeurs personnelles. D’ailleurs, si vous mettez la main sur l’édition 1998 du journal Accès, ou sur toute autre revue de presse de l’époque, vous y retrouverez essentiellement les mêmes lignes directrices et la même éthique de travail. « Le steak est peut-être plus épais, mais je n’ai pas changé », m’a-t-il dit, sourire en coin. Il affirme cependant avoir gagné une meilleure connaissance de son métier, et s’estime heureux de ne plus avoir à se « battre » avec l’écriture.
Il n’en reste pas moins que lors de son premier entretien avec le journal, il y a 20 ans, Luc Dionne était en pleine Omertà, LA série qui l’a fait connaître du grand public et ça, ce n’est pas banal. Cette série, diffusée pendant trois saisons entre 1996 et 1999, allait marquer toute une génération de téléspectateurs, dont je fais intégralement partie. Cette saga mafieuse qui allait, quelques années plus tard, être portée au grand écran, et même diffusée en France, a gagné plusieurs prix Gémeau, tout en révélant de talentueux acteurs.
Hormis ce chef-d’œuvre d’ici à saveur italienne, le maître du scénario (et son évidente modestie) affirme que son errance capillaire serait le principal facteur de changement des deux dernières décennies. Eh bien, chers lecteurs, je dois respectueusement m’objecter, et être en désaccord avec son silence, même si c’est son droit! Après enquête, je vous soumets quelques pistes, histoire de vous donner le pouvoir de juges et jurés.
Depuis l’entretien phare de 1998, Luc Dionne a scénarisé et/ou réalisé pas moins de quatre longs-métrages, soit Monica la mitraille, Aurore, L’enfant prodige, et Omertà (le film, sans compter le livre). Qui plus est, il est à l’origine de nombreuses séries telles que Tag, Le Dernier Chapitre, Bunker le cirque, Le Dernier Chapitre : La Vengeance, et plus récemment Blue Moon, Ruptures, et la série de l’heure au Québec : District 31.
Pour un homme qui affirme qu’il ne s’est « vraiment pas passé grand-chose », je vais l’inviter à revoir sa déposition! Cela conclut mon plaidoyer, à vous maintenant de délibérer.
Neuroscénariste et spécialiste du cerveau
L’homme que j’ai rencontré a beau avoir un grand cœur, c’est aussi un redoutable technicien. Je l’ai rapidement remarqué lorsqu’il s’est mis à me parler avec passion de story beat, qui réfère au rythme et à l’émotion d’un scénario. « Écrire, c’est un dosage précis, comme une partition de musique, c’est franc et chaque intonation est importante. » Parions que sa mère pianiste y est sûrement pour quelque chose dans cette quête de justesse et de précision – merci, chère dame.
Lors de cet entretien, qui a été pour moi l’équivalent d’un cours privé dispensé par un Jedi de l’écriture, armé de son sabre-crayon, nous avons longuement échangé sur les différentes fonctionnalités du cerveau, un sujet qui me passionne, et qui habite littéralement l’auteur. Luc Dionne m’a donné l’explication suivante, que j’ai trouvé à la fois originale, mais surtout juste : « Moi, j’ai un ami qui s’appelle Martin Brodeur, un des meilleurs gardiens de but au monde, et il y a une chose que tu dois savoir de lui : Martin connaît chaque muscle de son corps et sait à quoi il sert. Ça, ça lui permet de faire pas mal de choses, comme maximiser ses performances et corriger la situation quand ça va moins bien. Son corps, c’est son outil de travail, et il s’arrange pour le connaître. Moi, c’est mon cerveau, et je me dois de maîtriser son fonctionnement si je veux être le meilleur dans ce que je fais. »
Maintenant que l’on comprend son cerveau, ses travers, ses angles morts et, surtout, sa puissance, et que l’on met le tout au service de l’écriture : être un auteur en série, ça consiste en quoi? La réponse fut à l’image de l’homme, direct et sans détour : « 95 % du travail d’un auteur, c’est de réfléchir, le reste c’est d’écrire. C’est aussi simple que ça. »
Le secret du succès… selon l’auteur à succès?!
« Les gens pensent qu’il y a une formule magique, il n’y a pas de raccourci : il faut travailler, c’est tout! Le monde qui ne travaille pas, ou qui ne connaisse pas l’écriture, je peux en nommer plein. Ouvre ta TV, je vais te les identifier, c’est facile, ça paraît quand le monde quitte à 5 h, parce que le produit manque de finition. Moi, quand je commence, je n’arrête pas tant que ce n’est pas fini. Quand l’écriture est bâclée, quand tu tournes les coins ronds ou si c’est géré par des comptables, ça se voit! »
Questionné sur l’immense réussite de District 31, il a tenu à spécifier ceci : « Il ne faut pas oublier que des succès comme ça, par exemple, c’est une histoire de gang. Je ne peux pas m’attribuer le crédit; il y a tellement de monde en arrière de ça. » En parlant de Fabienne Larouche, sa productrice et complice dans l’aventure quotidienne, qui attire constamment plus d’un million de téléspectateurs, il a été sans équivoque : « C’est le bonheur total travailler avec elle – je l’adore! C’est la seule qui peut comprendre ce que c’est de s’isoler puis d’écrire 30 à 40 pages de textes par jour pour une saison complète – elle l’a déjà fait. Avec elle, si quelque chose ne marche pas, tu l’appelles puis bing bang, c’est réglé, ça ne niaise pas ».
Pour les 20 prochaines années, où allez-vous être, et que peut-on vous souhaiter?
« Je ne sais même pas où je vais être l’année prochaine, imagine dans 20 ans! Là, je suis en vacances… mais ça ne m’empêche pas de penser à comment je pourrais être encore meilleur dans mes projets. » J’ai demandé à celui dont l’expression carpe diem colle à la peau s’il allait en profiter pour alimenter ses passions, dont les montres. Il n’en fallait pas plus pour que le collectionneur aguerri bondisse de son siège!
« Moi, j’aime particulièrement collectionner les Rolex Daytona, qui sont arrivées sur le marché en 1963. D’ailleurs, celle de (feu) Paul Newman vient d’être vendue aux enchères pour plus de 17 M$! Je connais tout le circuit des collectionneurs, et je consulte les marchés régulièrement. Des montres comme ça, c’est d’une précision chirurgicale, je suis familier avec les composantes, c’est de la mécanique de génie… puis, je ne te parle même pas du cadran dont les index étaient en tritium, alors que maintenant, c’est du superluminova… puis, as-tu déjà vu ça, toi, un chronographe, puis un mouvement perpétuel?… C’est la plus belle chose du monde, s’il y avait un film là-dessus, je le regarderais tout le temps en prenant un bon verre de vin! »
Tout en étant réceptif et admiratif de son élan passionnel, j’ai été frappé par un éclair : ce que l’homme apprécie ici, c’est le fruit d’un effort concerté entre artisanerie et ingénierie. C’est tout lui. District 31 est aux téléséries ce que la Rolex Daytona est à l’univers des montres : une œuvre d’art scientifique.
En conclusion
Luc Dionne est un être attachant, généreux et, surtout, passionné. Il est doté d’un franc-parler rafraîchissant; il ne mâche pas ses mots et sa créativité n’a d’égale que sa curiosité. Il est facile de plonger dans le bleu-lune de ses yeux cristallins, souvent émerveillés, parfois outrés, mais toujours assumés. L’homme est expressif et cru; il parle de tout son être, il gesticule, il pointe, ses yeux virevoltent et, chaque nanoseconde, hurlent leur vie. Il utilise son corps comme un acteur, ses émotions comme un créateur, son cerveau comme un auteur. Bon vivant appréciant la valeur des traditions d’antan, mais résidant résolument permanent du moment présent, il observe et participe activement au grand bal des humains, car ils sont tous de sa race. C’est un être sans compromis, qui n’aime guère le gris, mais qui séduit tous ceux et celles qui ont les mêmes valeurs que lui : rigueur, loyauté et folie. À ce créateur multidisciplinaire que j’aurais sans relâche continué d’écouter, je dis bravo, et lui souhaite excellente continuité.
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