Madame la présidente
Entretien avec Danièle Henkel
Texte :Jean-Claude Tremblay, MBA / jctremblay@cogitas.ca
Photos :Nicolas Gallenne
Bien que tous les humains soient égaux, on ne se prépare pas à rencontrer mon invitée, Danièle Henkel, présidente et fondatrice de l’entreprise qui porte son nom, comme on se prépare pour échanger avec les autres invités. D’abord, par le fait qu’une simple recherche Google vous sortira 248 000 résultats en 0,50 seconde, et qu’ensuite, ça fait sept ans qu’elle se fait interviewer presque chaque semaine. Comme on dit, à peu près tout a été écrit et réécrit – je devais donc user de créativité par respect pour elle, et par souci d’offrir un contenu original et de qualité à nos lecteurs.
Je n’avais aucune envie de faire un entretien vanillé, classique et prévisible : le genre de ceux que les firmes de relations publiques apprécient pour le confort du régulateur de vitesse de série. Je n’avais pas non plus l’intention d’envoyer à son entourage des questions prémâchées et formatées au possible, car ce sont des tueurs de spontanéité, et ce n’est pas représentatif de Mme Henkel. J’en avais ras-le-bol de la soupe aux dragons, je ne voulais pas faire du politico, ni casser du sucre sur son dos. Le mandat que je m’étais donné était clair : mener un entretien authentique qui saurait révéler à vous, lecteurs, ce qui était moins connu de la populaire tête d’affiche tant appréciée du public. Je n’ai pas été déçu, un échange humain et mémorable, à hauteur de femme, qu’il me fait plaisir de partager avec vous aujourd’hui.
Entre paradoxe et résilience
Elle est née d’une mère marocaine de religion juive, et d’un père allemand catholique, baptisée à l’église dans un pays musulman – si ça, ce n’est pas un paradoxe, alors je ne connais pas la définition! Mme Henkel a été conseillère de l’ambassadeur des États-Unis en Algérie, une prestigieuse position qu’elle a quittée pour immigrer ici, repartant ainsi à zéro.
L’histoire a déjà été maintes fois racontée, mais elle est encore et toujours amusée par le fait que l’on n’a jamais reconnu ses acquis en arrivant au Québec en 1990. Elle a eu beau apporter talons de chèque et autres papiers, c’est un 19 000 $ par année qu’on lui a offert. Le clou de ce véritable Vaudeville, c’est qu’elle gagnait au-dessus des 100 000 $ américains avant d’arriver ici! Elle s’est retroussé les manches, a cumulé les boulots moins prestigieux sans jamais rechigner, et elle n’a jamais abandonné.
Une femme d’acier… portant un peignoir de velours!
Le Royaume-Uni a eu droit à sa dame de fer, nous, on a le privilège d’avoir une gracieuse femme d’affaires au cœur argenté. J’ai été subjugué par la constance et la puissance déconcertante de son approche, à travers mes recherches en préparation pour cet entretien. Par déformation professionnelle, j’ai analysé et décortiqué de nombreuses données qui m’ont permis de comprendre ce qui faisait le succès de cette habile communicatrice. J’ai appelé ça « L’approche Henkel », ce qui l’a littéralement fait rire aux éclats!
En résumé, cette approche, c’est l’art de prendre sa place, d’occuper l’espace et d’imposer sa présence de façon constante, mais toujours avec un sourire. Une des clés du succès de cette méthodologie repose sur son décorum – Mme Henkel est toujours bien mise, elle incarne la classe, le style, le pouvoir et le charisme – des éléments totalement assumés. Son extérieur colle définitivement avec son intérieur, et c’est cette symbiose qui est carrément envoûtante. Son non-verbal est extrêmement communicatif, il est puissant, calculé et imposant. Quant à son verbal, vous pouvez en témoigner tout aussi bien que moi – cette dame s’exprime avec conviction, son discours est savamment maîtrisé, mais non sans authenticité. Trêve d’analyse, car je vais devoir écrire un livre!
L’accessible étoile
Non, il ne s’agit pas d’une faute de frappe sur la classique chanson La quête, interprétée par le grand Jacques Brel, mais plutôt d’un titre qui décrit bien cette invitée passionnée. Voyez-vous, vous avez été nombreux à me demander si elle était aussi « fine » dans la réalité, ou encore que vous seriez nerveux de la rencontrer. Pour faire écho au paragraphe précédent, je peux vous affirmer que Mme Henkel est une femme vraie et très accessible. Cette perception est peut-être liée au fait que sa confiance en impose, et qu’ici, malgré le fait matriarcal, nous avons plus de difficulté à comprendre ça, une femme qui assume sa richesse avec un grand R. Des belles sœurs pauvres, on aime ça, mais nous sommes vites à taper sur la coiffure d’une telle qui est plutôt fortunée, ou sur le
Château de Moulinsart d’une autre avec ses tailleurs griffés – tellement qu’on en néglige tristement les vrais enjeux. Mais Mme Henkel, elle, semble faire l’unanimité.
Les affaires, dans tout ça?
Il n’en fallait pas plus pour faire bondir la féline! « Parlons des PME, c’est aberrant ce qui se passe en ce moment. Tout le fardeau repose sur elles et j’en connais beaucoup qui quittent pour d’autres provinces. » Mme Henkel n’a pas manqué de souligner le manque de support de l’État envers l’entrepreneuriat québécois, particulièrement lorsqu’il s’agit de petites et moyennes entreprises. Elle considère que les entrepreneurs sont des trouveurs de solutions et des créateurs de richesse, mais en même temps, elle s’attriste que la « machine » ne les supporte pas adéquatement.
L’achat local : 20$ de plus par semaine = 100 000 emplois
La femme cite non sans passion certaines études économiques qui valident la théorie du 20 $ par semaine. « Si chaque personne au Québec achetait un produit ou un service local une fois par semaine, et payait 20 $ de plus, 100 000 emplois par année seraient créés, soit l’équivalent d’une croissance de plus de 2 % – il faut vraiment se réveiller! » Elle en appelle donc à la conscientisation sociétale – elle insiste sur l’importance d’acheter local. Et pour ceux qui se questionneraient à savoir si les bottines suivent les babines, sachez que j’ai été à même de constater que les produits de son entreprise ainsi que les produits qu’elle utilise au quotidien sont d’ici. En clair, chers lecteurs, allez voir Lionel, votre artisan-boulanger de la rue Labelle, son voisin le restaurateur Hugo, et tous les autres commerçants locaux : c’est tout le Québec qui en récoltera les retombées.
La toile de fond : la responsabilisation
Qu’elle soit personnelle ou gouvernementale, tout au long de l’entretien, la femme d’affaires insiste pour que les gens prennent leurs responsabilités. « C’est jamais de ma faute – c’est tellement plus simple de tourner la tête de l’autre côté… c’est pour ça que ça va si mal. » Elle cite en exemple le Danemark, où la population en nombre est similaire au Québec. « Là-bas, si tu perds ton emploi, c’est un devoir et une obligation civique de t’aider à t’en trouver un autre. » Pour elle, ce n’est que de la décence humaine de base d’avoir les moyens de mettre un toit sur sa tête, et de nourrir sa famille.
Pour tout le monde, l’entrepreneuriat ?
J’étais curieux de savoir à quelle enseigne logeait la dame de cœur sur la question qui, pour moi, demeure très épineuse. Épineuse, car d’une part, il est évident que l’entrepreneuriat manque de relève, et que nous devons prendre tous les moyens pour le stimuler – ce qu’elle endosse totalement. D’autre part, je suis fatigué d’assister à cette promotion mensongère voulant que c’est facile ou, encore pire, que c’est fait pour tout le monde l’aventure entrepreneuriale. Sa réponse fut immédiate : « Merci, enfin quelqu’un qui comprend…! Non, ce n’est pas pour tout le monde, mais personne ne devrait être la possession de quiconque », a renchéri celle pour qui l’indépendance et la liberté des choix sont des valeurs éminemment précieuses.
Sur les femmes
Mme Henkel est entourée de femmes, et fonctionne pour son plus grand plaisir dans une dynamique multigénérationnelle.
Je lui ai demandé si elle avait un message pour les femmes, à l’aube de la journée internationale. « Regardez ce qui se passe à travers le monde, notez le courage de ces femmes qui accomplissent des montagnes avec rien. Ici, on a tout – réalisons-le et retrouvons notre fierté personnelle », a-t-elle dit avec son assurance habituelle. Elle a enchaîné avec une notion intéressante, qu’est celle de retrouver le courage de faire face aux défis, mais aussi aux succès. Elle souligne en gras le fait que, malgré les progrès, les femmes avaient toujours beaucoup de difficulté avec le succès. « Il faut s’assumer et être fières de nous – je suis tannée du mythe de la Wonder Woman… ça n’existe pas – on est parfaites dans nos imperfections. » Elle croit, à forte raison, que l’on se sent beaucoup mieux lorsque l’on ne porte pas de masque.
J’ai terminé l’entretien dans les règles de l’art et du cœur, en parlant du livre classique Le Prophète, de Khalil Gibran. Cher à mes yeux, je lui ai partagé le passage qui traite de la raison et de la passion qui, je trouvais, la caractérisait particulièrement bien. Décrit par le poète libanais comme étant le gouvernail et les voiles de nos âmes de marin, la prémisse veut que la raison seule soit une force limitée, et que la passion seule ne soit qu’une flamme qui brûle jusqu’à son extinction. Les deux éléments doivent donc nécessairement travailler de concert, et je trouvais que la dirigeante représentait bien ces deux pôles, soit un savant équilibre entre la tête et le cœur.
Eh bien, vous ne serez peut-être pas surpris d’apprendre qu’elle a répondu du tac au tac en sortant son plus grand Gibran, dont elle m’a candidement avoué être amoureuse! Elle m’a donc partagé sa citation préférée : « Laisse le vent du paradis danser entre nous », qui appelle à la liberté, et elle a conclu d’une voix feutrée et enveloppante… « Le véritable amour, c’est quand tu ne possèdes pas l’autre, et quand tu l’aimes pour ce qu’il est ».
Pour plus d’informations : https://www.danielehenkel.com/